V
L’ÂME ET LE MOI
LE DIEU INCONNU
LE Christ, l'affirme : s'adressant à tous les hommes,
l'atteste et l’affirme :
« Je vous le dis, vous
êtes des Dieux »
( Jean, 10, 34)
Ce dieu inconnu qui vit en chacun de nous dans les
ténèbres de notre inconscient, ne porte qu'un seul nom : moi. Nous n'en pouvons
dire qu'une chose : je suis.
Que pouvons-nous apprendre sur le moi ?
La science spirituelle nous en dit à peu près ceci : le
moi est d'essence spirituelle. Au
commencement des âges il était avec le Père. Par notre moi, nous sommes tous frères du
Christ. À la fin des temps, le moi sera
réintégré au sein de Dieu ; il se réunira au Père. Au cours de l'évolution, le moi est l'élément
qui passe d'incarnation en incarnation. Au
travers des époques, d'existence en existence et d'avatar en avatar, il assure
la continuité de l'Être ; il demeure. Il
pourrait dire de lui-même : je suis celui qui est, qui fut et qui sera.
À chaque naissance, le moi apporte du monde spirituel
des impulsions qui se manifestent au cours de la vie terrestre par le destin,
le karma. Il en apporte également des
inspirations. Chez la plupart des hommes, ces inspirations sont communes à tous
les enfants qui naissent à la même époque, dans le même peuple et dans le même
groupe. Ainsi s'exprime, au travers des
individus, l'esprit, le style, le caractère propre à une époque, à un peuple, à
un groupe. C'est le karma collectif qui vient se mêler au karma individuel. Intégrés l'un -à l'autre, ils déterminent le
destin de chacun.
Quelques individualités exceptionnelles apportent
aussi directement du monde spirituel des révélations d'un caractère plus
original. Ce sont des êtres désignés pour une mission spéciale. Ils seront des
inspirateurs, des précurseurs ou des maîtres.
Au cours de chaque existence et quel que soit le
destin au travers duquel il passe, le moi s'enrichit d'expériences nouvelles. Après la mort il en emporte le fruit dans le
monde spirituel. Mais ce qu'il emporte
ainsi n'est pas tout ce que nous avons ressenti, compris ou voulu au cours de
notre vie. C'est uniquement ce qu'il y a
eu d'original dans notre façon d'être, de sentir, de penser et surtout de
vouloir. Nous sommes des dieux pour autant
que nous sommes créateurs et (c'en est le corollaire) nous ne sommes capables
de créer que dans la mesure où le moi participe à nos actes.
Ce ne sont donc pas toujours nos plus grandes actions,
ni les plus éclatantes, qui enrichissent le moi. C'en sont souvent de fort humbles ; ce ne
seront en tout cas que celles où nous étions libres. Les sentiments, les idées,
les actes qui ne sont que l'expression du karma collectif agissant au travers
de nous, ne nous appartiennent pas. Les
inspirations, même les plus hautes, que nous avons reçues gratuitement du monde
spirituel ne sont pas notre bien. Nous
en sommes seulement redevables envers l'Esprit qui nous les avait données.
Nous sommes en face de lui comme les
serviteurs, à qui, dans la parabole, le maître partant en voyage avait remis
ses biens, les partageant entre eux selon leurs capacités. Ceux-là seuls qui ont su les faire fructifier
méritent de recevoir un don ; « car on donnera à celui qui a, et il sera dans
l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a » (Matthieu,
25, 29). C'est donc uniquement dans la
mesure où nous avons apporté de nous-même, un enrichissement à l'inspiration
reçue, que nous avons acquis quelque chose.
LE
MOI EST LIBRE PAR NATURE
Nous ne créons que si nous sommes libres. Or nous ne
sommes pas libres vis-à-vis d'une inspiration du monde spirituel, nous ne
pouvons que la recevoir si elle nous est donnée. Nous ne sommes pas libres lorsque nous
exprimons simplement l'esprit de notre temps ou de notre peuple, car ce ne sont
plus que préjugés dès que cet esprit s'affaiblit et tend à disparaître. Nous ne
sommes pas libres lorsque nous obéissons à la loi morale.
N'étant pas libres, nous ne sommes pas créateurs, nous
n'enrichissons ni notre moi, ni le monde spirituel.
Cela ne signifie pas qu'il faille agir contrairement à
toute loi, à toute tradition, à toute règle sociale ou à toute inspiration. La liberté n'est pas fantaisie arbitraire ou
anarchie. Nous ne sommes pas plus libres
si nous prenons par principe le contrepied de la loi que si nous nous y
conformons aveuglément. Nous devons donc
agir conformément à la loi ou à la tradition si nous le jugeons bon, mais
uniquement parce que tel est notre vouloir et non pas par respect aveugle pour
la loi ou la tradition. La liberté
comporte, certes, des dangers. Ils
seront précisés plus loin. Mais il faut être capable de traverser et de
surmonter cette phase dangereuse pour être en mesure d'inventer, de créer des
formes d'action nouvelles qui ne soient pas pur conformisme envers les règles
imposées par la loi.
Il y a en effet des
façons originales d'être bon, de dire le vrai et d'agir bien. Cette façon
originale d'être et d'agir apparaît lorsque nos actions sont déterminées
uniquement par ce que Rudolf Steiner appelle « l'imagination morale ». L’imagination morale est une des facultés par
lesquelles se manifeste le moi. Elle nous permet de découvrir des façons de
nous comporter qui nous soient propres.
Rudolf Steiner écrit en substance à ce sujet :
« Être
libre, c'est pouvoir déterminer de soi-même, grâce à l'imagination morale, les
représentations initiales de l'action. La liberté n'existe pas tant que quelque
chose d'extérieur au moi (phénomène mécanique ou puissance surnaturelle)
détermine mes représentations morales. Elle
existe si je les produis moi-même. Ce n'est pas être libre que d’exécuter les
intentions qu'un autre être a mises en moi. Un être libre est donc celui qui peut vouloir
ce que lui-même tient pour juste…
Les pouvoirs extérieurs
peuvent m'empêcher de faire ce que je veux ; mais c'est seulement lorsqu'ils
réduisent mon esprit à l'esclavage, c'est seulement lorsqu'ils chassent de ma
tête mes motifs d'action pour mettre les leurs à leur place qu'ils entament
réellement ma liberté…
Il est particulièrement
important de signaler que c'est l'expérience intérieure qui permet de certifier
qu'une volonté est libre. »
Nous pouvons comprendre la possibilité de cette
liberté que nous décrit Rudolf Steiner et nous représenter son mode d'action en
nous souvenant des notions que nous avons dégagées au cours de notre étude sur
le corps astral.
Il y en a deux qui sont
essentielles pour parvenir à une claire compréhension de ce qu'est l'acte
libre.
Tout d'abord la notion d'une activité intérieure qui
n'est plus déclenchée ou déterminée par des impressions sensorielles ou par des
concepts tirés, extraits des sensations. Les exercices sur la construction des symboles
nous ont permis d'acquérir l'expérience de cette activité intérieure autonome,
ne reposant sur rien d'autre que sur notre libre propos.
En second lieu, l'inversion du cours du temps dans le
monde astral nous a fait constater la faculté que possède l'homme de se poser à
lui-même des buts, des fins qui ne se réaliseront que dans l'avenir, et d'en
concevoir la réalisation en imaginant à rebours la succession des actes qui lui
permettront d'y parvenir.
En rapprochant ces deux notions tirées des indications
données par Rudolf Steiner, nous pouvons concevoir comment il est possible de
déterminer par nous-même des représentations initiales d'actions qui ne nous
seront dictées par rien d'autre que notre imagination morale. Puis pour
réaliser les fins ainsi imaginées, pour les faire pénétrer de façon efficace
dans le monde sensible, nous suivrons le processus qui a été décrit à propos de
l'exemple du joueur de billard. Cette réalisation est dénommée par Rudolf
Steiner « la technique morale ».
C'est donc au travers du corps astral, et grâce à ses
facultés, que le moi, l'esprit qui vit dans l'homme, peut agir dans le monde
physique. C'est bien ainsi d'ailleurs
qu'agissent tous les êtres spirituels, tous les créateurs, tous les dieux.
Tels sont, dans leurs grandes lignes, les enseignements
que la science spirituelle nous donne sur le moi.
L'ACTIVITÉ
INTÉRIEURE AUTONOME
Le point essentiel, ce qui fait l'ossature de cet
enseignement, est le rapport étroit du moi et de la liberté.
Mais tout ceci n'est que description purement
intellectuelle. On peut l'apprendre
comme on apprend n'importe quoi. Ce
n'est pas encore expérience du moi. Nous
pouvons décrire et nous représenter le « mécanisme » de l'action libre. Mais
ainsi que l'écrit Rudolf Steiner : « c’est l’expérience intérieure seule qui
permet de certifier qu’une volonté est libre ». Cela ne peut pas se prouver, cela peut
seulement s'éprouver. Si nous cherchons
jusqu'au plus profond de nous-même, où trouverons-nous donc l'expérience de
notre moi ?
« Je » - « Moi »
- « Je suis. » Petits mots banals qui
sortent à chaque instant de notre bouche, si communs que nous n'y prêtons même
plus attention.
Masquent-ils vraiment
cette réalité grandiose que décrit la science spirituelle ? Où se cache donc ce dieu inconnu, enseveli
dans nos ténèbres ? Comment se fait-il
qu'il ne se révèle pas à nous ? Pourquoi
agit-il si sourdement que nous ne le percevions jamais ?
L'EXISTENCE DU MOI
Pour nous aider à bien concevoir cette difficulté, évoquons
tout d'abord le tableau que nous tracions plus haut au sujet de la conscience. Nous l'imaginions n'éclairant qu'une faible
partie de notre vie intérieure. En deçà
et au-delà s'étendent de larges plages d'ombre où l'on perçoit encore vaguement
un grouillement indistinct dans la pénombre de la subconscience ; plus loin,
tout autour, c'est la nuit profonde. D'un côté, le moi est plongé dans cette
nuit. De l'autre côté se trouve notre
corps physique. Par expérience directe,
ils nous sont aussi inconnus l'un que l'autre.
Quelle expérience intérieure avons-nous de la
structure de notre corps, de nos tissus, de notre squelette ? Aucune. Notre corps physique, nous le percevons par
les sens, comme le corps d'un autre et de la même façon. On a étudié l'anatomie
sur les cadavres. Nous nous représentons nos tissus, nos organes internes et
nos os d'après des planches anatomiques. Nous sommes convaincus qu'ils existent en nous
parce qu'on nous dit que si nous ne les possédions pas nous ne pourrions pas
vivre. Mais nous n'en avons aucune
conscience directe, immédiate. Supposons
un instant que notre corps physique ne soit pas perceptible par nos sens. Qu'en saurions-nous? Rien. Tout
au plus quelques sensations que nous transmettrait le corps astral nous
avertiraient qu'il y a là quelque chose. Nous dirions : je souffre ou je jouis de cette
sensation, et le quelque chose que nous imaginerions être le siège de la
sensation, comment l'appellerions-nous ? Moi. Nous
dirions : « Ce quelque chose, c'est moi qui souffre ou qui jouis. »
En effet, si nous cherchons où est notre moi, notre
premier mouvement est de le confondre avec notre corps physique. Nous avons l'impression suivante : là où est
mon corps physique, je suis. Si mon corps physique n'y est pas, je ne suis pas.
là. Le moi est évidemment lié au corps
physique ; mais il est non moins certain qu'il n'est pas le corps physique. Les troubles mentaux qu'on appelle maladies de
la personnalité n'atteignent pas en réalité le moi. Ils ne sont d'ailleurs pas toujours la
conséquence d'un trouble organique, encore moins d'une lésion anatomique.
De ces quelques constatations, nous pouvons tirer un
premier enseignement : le moi et le corps physique se trouvent plongés l'un et
l'autre dans la nuit de l'inconscient ; on pourrait dire qu'ils sont, dans ces
ténèbres, aussi loin l'un que l'autre de la lumière de la conscience. Cependant, si opposés qu'ils puissent
paraître, nous les sentons liés. Il
semble qu'ils se rejoignent dans cette nuit, qu'ils s'y unissent par quelque
rapport obscur, mais étroit.
Si nous passons de l'introspection à l'observation
extérieure de notre corps, nous retrouvons la trace de ce lien.
Le corps physique humain a des similitudes
très évidentes avec le corps physique des animaux supérieurs. Il en diffère cependant sur certains points
essentiels : l'homme seul peut se tenir debout[1] ; l'homme seul possède un larynx qui
lui permette de parler, une structure cérébrale qui lui permette de penser. La station droite, la parole, la pensée sont
le propre de l'homme, et cela grâce à une conformation anatomique qui n'existe
que dans le corps physique humain. Si
l'organisation de l'animal diffère de celle de la plante parce que l'animal
possède un « corps astral », les différences anatomiques que nous relevons
entre l'homme et l'animal doivent donc provenir de ce que l'homme possède,
outre le corps astral qui souffre et se réjouit, un moi qui pense, qui juge et
qui invente.
Ainsi nous trouvons bien dans notre corps physique la
trace, la signature du moi. Ce n'est là sans doute qu'une indication, qu'une
présomption tout extérieure de l'existence du moi. Retenons ce premier point ; nous aurons
l'occasion d'y revenir. Nous devons toutefois constater loyalement que nous ne
pouvons pas acquérir par l'étude du corps physique une connaissance ou même une
preuve de l'existence du moi.
Serions-nous plus heureux en interrogeant le corps
éthérique ? Lui aussi échappe à
l'introspection ; il est plongé dans les ténèbres de l'inconscient. Ces ténèbres sont moins profondes peut-être
que celles qui nous dérobent la structure anatomique de notre corps physique ;
mais en l'état actuel de notre développement, la conscience ne peut cependant
les fouiller.
Du fait que la présence du moi met une marque profonde
sur notre corps physique, lui impose une conformation qu'on ne retrouve pas
chez les êtres privés d'esprit personnel, nous pouvons inférer que le corps éthérique
porte lui aussi la marque du moi. L'enseignement
de la science spirituelle nous le confirme. Le corps éthérique, en effet, construit le
corps physique. Mais il agit comme le maçon
qui bâtit une maison. C'est bien le
maçon qui agit, mais il suit les plans que lui fournit l'architecte. Les formes du corps physique sont déterminées
en raison de la présence du moi afin que celui-ci puisse habiter le corps. Les formes sont inscrites dans l'éthérique
avant d'être réalisées dans le physique : On pourrait donc bien retrouver dans
l'éthérique une certaine image du moi… Mais pour le constater, il faudrait
posséder les organes nécessaires à la perception de l'éthérique, donc une des
formes de la clairvoyance.
Nous nous heurtons, ici encore, à un obstacle,
puisque nous cherchons dans cet ouvrage ce que nous pouvons connaître des
mondes supérieurs en employant uniquement nos facultés normales, et sans
pouvoir encore nous servir de la clairvoyance. Nous devons reconnaître que,
dans ces conditions, le corps éthérique ne peut rien nous apprendre sur le moi.
Passons à l'astral et cherchons si nous y pourrons
trouver une expérience directe du moi.
À la marge, à la frange de la conscience, nous
trouvons des facultés qui sont incontestablement, nous l'avons vu, la conséquence
de l'action
du moi, sa marque la plus évidente : celles qui permettent d'inventer. L'homme
seul est capable d'invention morale.
Ici encore nous trouvons la trace du moi, mais non le
moi lui-même. Nous constatons que
l'homme invente et que l'animal n'invente pas. Nous en inférons que cette différence tient à
ce qui distingue l'homme de l'animal, au moi. Mais cela ne nous permet pas d'atteindre
directement le moi. Ce n'est même pas
une preuve de son existence ; ce n'est qu'une présomption. Nous pouvons la retenir comme nous en avons
retenu une autre, celle tirée de la différence de forme et de structure
anatomique entre l'animal et l'homme.
Il nous faut continuer notre recherche. Que
trouvons-nous sous la pleine lumière de la conscience ? Ce que nous appelons les forces de l'âme : le
sentiment, la pensée et la volonté. Mais
si nous distinguons en théorie ces « facultés », elles sont en réalité
étroitement liées, et il s'y rattache encore, de loin sans doute, mais très
solidement, toute la grappe de bêtes et d'anges que nous avons perçue
grouillant dans la pénombre à la marge, à la frange de la conscience. Toutes ces impulsions nobles ou impures, tout
ce potentiel d'héroïsme ou de lâcheté, de grandeur ou de mesquinerie, d'amour
ou de cruauté, qu'un événement fortuit fera peut-être un jour sortir de
l'ombre, et souvent rentrer aussitôt, tout cela mêlé, contradictoire et
pourtant uni, forme ce qu'on appelle d'ordinaire : l'âme.
Dans ce tohu-bohu où nous avons du mal à nous
reconnaître nous-même, il y a pourtant un fil conducteur ; un fil auquel tout
est attaché : tous nos souvenirs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous
voudrions être, tout ce que nous étalons devant les autres et tout ce que nous
cachons. Ce fil, qui seul fait l'unité
de ce mélange discordant, nous l'appelons aussi : moi. Pour couronner l'édifice disparate de ce
prétendu moi, nous y collons encore une étiquette : notre identité, cet état civil
qu'un gratte-papier a couché sur son registre le lendemain de notre naissance,
d’après les déclarations de la sage-femme, d’un obstétricien ou d'un ami de la
famille. Et si je dis que cela n'est pas
le vrai moi, peut-être un lecteur inquiet fera-t-il le geste d’exhiber sa carte
d’assurance-maladie ou son passeport avec photographie et dira : « Voyons,
c'est pourtant bien cela : Moi. »
Non,
regardons-nous bien, ce n'est vraiment pas cela le dieu inconnu ;
ce n'est pas ce petit bonhomme gonflé de lui-même qui désire être décoré ou
porter un titre, qui aime s'entendre appeler : M. le Président, mon cher Maître
ou M. le Ministre. Il n'a rien de divin,
cet agglomérat de bas appétits et d'aspirations vagues vers un idéal mal conçu,
tissé de penser[2]
banal, encombrés de lieux communs, de sentiments médiocres et de velléités qui
ne trouvent jamais la force de se réaliser en actes efficaces.
Et pourtant il est là et il veille, silencieux, tapi dans
l'ombre, le dieu non révélé. On le
pressent voilé, assourdi, derrière bien des vies grises d'apparence, mais
toutes remplies de devoirs volontairement accomplis, de sacrifices consciemment
assumés. Dans d'autres existences, il
éclate soudain et manifeste dans un éclair éblouissant son origine divine. On peut l'apercevoir, le reconnaître au
travers d'une œuvre d'art, d'une invention, d'un poème, d'un drame ou d'une
révélation. Mais ce n'est souvent que
l'éclat d'un moment et l'histoire anecdotique nous montre que le Maître dont
l’œuvre serait jugé divine est soumis au lot commun des soucis médiocres, des
vanités mesquines, des appétits vulgaires.
Pourtant, dans les âmes d'apparence les plus basses,
les plus sordides, il est là, le dieu, et il travaille inlassablement à son
grand'œuvre : la transmutation du corps astral en âme humaine. Mais ceci, c'est
n’est encore qu’une affirmation de l'enseignement, ce n'est pas expérience ou la
connaissance directe du moi.
LE
PETIT moi ( l’égo )
Cherchons encore et, pour nous éclairer, revoyons tout
ce qu'on a dit du moi ; ayons recours encore une fois à l'enseignement de la
science spirituelle.
Dans ce que nous venons d'observer au sujet du petit
moi, de l'ego, de celui qui apparaît dans notre conscience, il est un point
important qui doit être retenu. Ce qui caractérise ce petit moi, c'est qu'il
est le fil qui relie toutes nos sensations, tous nos sentiments, toutes nos
pensées, toutes nos volontés conscientes.
Il leur donne une sorte de
qualité, de couleur ou d'odeur commune qui nous permet de nous les attribuer,
de dire que ce sont là nos idées ou nos sentiments. Si devant nous on expose d'autres idées, si on
décrit d'autres sentiments, nous pourrons les admirer ou les contredire, mais
nous savons qu'ils ne sont pas nôtres. Par
contre nous pouvons, par la mémoire, nous souvenir qu'enfant ou adolescent,
adulte même, nous avons professé certaines idées, vécu certains sentiments qui
nous paraissent aujourd'hui étranges, ridicules, odieux même. Mais nous savons que ce furent nos idées, nos
sentiments. Nous les répudions
aujourd'hui, nous pouvons nous indigner contre nous-même, mais nous savons
pourtant qu'ils sont nôtres ou qu'ils le furent. Ils ont notre odeur ; ils portent nos
couleurs.
À
côté du véritable Moi, du Moi éternel qui se manifeste tout particulièrement
comme le fil qui passe d'une existence à l'autre et les relie, nous trouvons
donc le petit moi, l'ego, qui joue un rôle analogue à travers tous les
événements d'une de nos existences et les rattache par le sentiment obscur
d'une identité commune.
Il y a un rapport entre ces deux moi. Le petit moi masque le véritable Moi. Il en est comme le vêtement, comme son costume
de tous les jours.
Mais il n'est pas le vrai
Moi, pas plus qu'un veston, même décoré d'une rosette à la boutonnière, n'est
l'homme qui le porte.
Certains psychologues ont tout particulièrement retenu
cette activité unificatrice qui donne sa tonalité, sa couleur personnelle à
toute notre vie intérieure consciente. Ils
ont supposé que cette activité était le moi lui-même alors que ce n'est qu'une
de ses manifestations, nous dirions volontiers : un de ses attributs. Ils l'ont souvent comparée au fil qui relie
les perles d'un collier. Une telle
comparaison est à la fois juste et fausse, mais elle présente aussi un grand
avantage : elle permet, lorsqu'on y réfléchit, de découvrir où se trouve
l'erreur.
En effet, réfléchissons-y. Qu'est-ce qui fait le collier ? Les perles sans doute ; le fil aussi, car des
perles sans fil ne font pas un collier. Mais
est-ce vraiment tout ? Non, il a fallu qu'un joaillier s'en mêle, car un
collier de perles n'apparaît pas spontanément. Le joaillier a choisi des perles de couleur
semblable et de grosseur voulue. Il les
a rangées par ordre de taille et enfin il les a reliées par un fil. Si les
perles sont les événements de notre vie intérieure, si le fil est le petit moi
qui les relie, le joaillier est le véritable Moi. Dans un collier il y a les perles et le fil,
qu'on voit, mais aussi le travail du
joaillier qu'on ne voit pas. Il est
invisible, et pourtant nous savons bien qu'il n'y aurait pas de collier sans un
joaillier qui l'ait fabriqué. Les
psychologues qui ne tiennent compte que de l'activité unificatrice de notre vie
intérieure et la comparent au fil d'un collier oublient le joaillier et la
nécessité de son existence pour qu'il y ait un collier. S'ils avaient pensé au
joaillier, ils auraient été amenés à concevoir l'existence du véritable Moi,
qui a conçu les événements de notre karma pour provoquer les réactions de notre
petit moi.
L'ATMA ET L'ATMAN
L'erreur que les psychologues occidentaux ont commise
en oubliant le joaillier - ce qui les a empêchés de parvenir à la conception du
véritable Moi - les penseurs hindous ne l'ont pas commise. Le but du développement spirituel, disent-ils,
est d'arriver à se concentrer sur l'« atma » , l'esprit qui est dans l'homme,
donc le Moi véritable. Or l'« atma » est
de même nature que l'« Atman » et l’Atman est l'esprit qui régit l'univers. L'homme qui parvient donc à s'unir
complètement à l'« atma relié à l’Atman », fusionne intimement avec l’esprit
qui régit l’univers.
Et pour y arriver, cet
homme se dissocie de son égo, il n'est
plus lui-même mais uniquement « atma dans l’Atman universel ». Il se
confond totalement avec l'« Atman universel », se réintègre et s'absorbe en
lui.
La sagesse indienne parle alors
d’une fusion avec le « nirvâna ». Mais pour obtenir ce résultat, il a fallu
anéantir le petit moi, l’égo à travers lequel s’exprime la personnalité. Sinon il est impossible de s’abîmer
complètement dans l’« Atman ».
C'est
en effet le sens de l'ego qui nous sépare de tout ce qui est universel.
Dès que nous disons : moi, nous nous
opposons immédiatement à tout ce qui n'est pas moi; aux autres, à la nature, à
l'univers, à Dieu. C'est cette « séparativité
» qu'il faut, d'après l'enseignement hindou, parvenir à éliminer pour quitter
le monde physique et s'intégrer à l'esprit universel. C'est donc le petit moi qu'il faudrait faire
disparaître, qu'il faudrait sacrifier au profit du Moi éternel pour atteindre
le monde de l'esprit.[3]
L'ÂME ET L'ESPRIT
Le
christianisme prend sur ce point le contrepied de la doctrine hindoue.
Le christianisme à ses débuts savait
encore et enseignait qu'il existe en l'homme, à côté de l'âme, un Esprit, donc
le véritable Moi. Saint Paul, par
exemple, n'écrit-il pas aux Thessaloniciens : « Que tout votre être,
l'esprit, l'âme et le corps, soit conservé irrépréhensible…» (saint Paul, 1
Thessaloniciens, 5, 23). Cette notion
d'esprit jouait un rôle capital chez les chrétiens de cette époque.
Lors de l’immersion dans l’eau au moment du
baptême ou par l'imposition des mains, le chrétien parvenait à l'expérience
directe de l'esprit ( L’atma-Atman des hindous) en lui.
Et dès lors il en recevait des révélations. L'Esprit se manifestait en lui par des dons,
comme la capacité de « parler en langues » ou le don de « prophétie ».
Cependant, malgré cette importance donnée à l'esprit
dans l'homme, il a toujours été professé, dès cette époque, que la mission du
Christ avait pour but de sauver les âmes des hommes. Il n'était pas nécessaire, en effet, de sauver
l'Esprit. L'Esprit appartient par sa
nature même au monde spirituel ; il est d'origine divine ; il est divin par
essence ; nulle puissance dans l'univers ne saurait lui ôter cette qualité. Il ne peut pas se perdre.
Il n'en est pas de même de l'âme, acquise et
développée par un lent travail au cours de nombreuses incarnations. L'âme et le petit moi qui lui sert de support,
d'ossature, peuvent se pervertir, s'éteindre, périr. C'est donc bien le petit moi ( ..ou l’«e»sprit
avec un «e» minuscule) qu'il fallait sauver.
Mais pour qu'il soit sauvé, encore faut-il son
adhésion. La rédemption offerte à tous
doit être acceptée par le chrétien. Il
faut que le fidèle fasse la moitié du chemin qui mène au Christ. Il faut que le petit moi (l’«e»sprit) se
dépouille de tous les appétits qui l'attachent trop étroitement à la terre, aux
tendances animales de son être. Il doit
être moralisé, spiritualisé.
Aussi, très rapidement, l'Église met l'accent
principal de son enseignement sur l'âme, non sur l'esprit (..qui lui vit grâce
à l’Esprit de l’univers). C'est vers une
sublimation de l'âme qu'elle fait porter tout son effort. L'Église prend bien, sur ce point, une
position diamétralement opposée à celle de l'hindouisme. L'hindouisme sacrifie
l'âme, le petit moi, pour que règne en l'homme l'Esprit impersonnel, universel,
indifférencié. Le christianisme veut
sauver l'âme, la personnalité humaine, le moi, en les moralisant, en les
spiritualisant. Pour y parvenir, elle ne
craindra pas de mettre une sourdine aux manifestations de l'esprit dans
l'individu, de les négliger dans son enseignement ; puis, peu à peu, de faire
oublier même la notion d'esprit et d'arriver enfin à condamner l'affirmation de
sa présence dans le complexe humain[4].
Dès la deuxième ou troisième génération de chrétiens,
les manifestations de l'esprit se font plus rares, puis disparaissent. Elles se
taisent, une à une, les voix rauques de ces hommes inspirés qui, saisis soudain
du « don des langues », faisaient retentir les premières assemblées chrétiennes
d'un flot de paroles désordonnées, si obscures, si incompréhensibles qu'un
interprète devait les traduire à l'auditoire. On ne voit plus se lever ces prophètes au
visage ascétique, au regard perdu dans le lointain, qui décrivaient en phrases
mystérieuses, où en images fulgurantes, leurs visions grandioses ou terribles :
des apocalypses lointaines, ou le commencement de tous les temps, ou la gloire
éblouissante de Dieu environné des neuf chœurs d'anges. Leur place est occupée maintenant par des
exégètes, des docteurs et surtout des moralistes. Au magistère des inspirés « fous de Dieu »
succède le magistère des épiscopes, des évêques, directeurs de conscience qui
ont « charge d’âmes ».
Les
manifestations de l'esprit ne restent à l'honneur et au premier plan que dans quelques
communautés, surtout chez celles d'Asie Mineure. Il en surgira des mouvements puissants, les
Montanistes, les Gnostiques. Mais l'Église
est déjà assez forte pour les endiguer, puis pour faire taire l'esprit.
L’esprit sera rejeté de la confession
chrétienne avec les premiers hérétiques.
L'hostilité de l'Église envers les manifestations de
l'esprit n'était pas arbitraire. La
notion même d'esprit risquait de faire échec à la mission qu'elle estimait
avoir reçue du Christ : sauver les âmes rachetées ou rédimées par le sacrifice
du Christ au Golgotha ; l’Église convint donc de moraliser, de sublimer l'âme,
la personnalité humaine.
L'Esprit (Atman
des hindous), nous l'avons vu, n'a pas à être sauvé. L'«e»sprit en l’homme ne pèche pas. L'esprit
n'a pas à recevoir d'enseignement. L'inspiré
n'a qu'à laisser couler à travers lui le souffle divin, qui apporte avec lui
toute connaissance. L'action de l'Esprit,
c'est le miracle perpétuel. Dès lors,
que de tentations, que de facilités offertes aux âmes faibles ! «
Mon «e»sprit[5]
ne pèche pas », dira le jouisseur, il ne peut pas se perdre. Alors qu’importe l’âme puisque je ne périrai
pas tout entier.
De son côté le mystique
dira : « L'esprit est divin, pourquoi porter le fardeau d'une âme imparfaite ? Par l'ascèse débarrassons-nous des guenilles
du corps et de l'âme pour nous unir à l'esprit. » Sans le savoir, peut-être, le mystique se
détournera ainsi du christianisme pour rejoindre l'hindouisme.
L'Église a vu le danger. Après avoir entaché d'hérésie les fidèles de
l'esprit, dispersé leurs sectes, elle a détruit leurs œuvres, tous les livres
gnostiques que l'esprit avait dictés. Il
fallait que la notion même d'esprit fût oubliée.
Cette notion, le concile de Constantinople de
869 l'a condamnée. « Que soit anathème, a-t-il déclaré, celui qui
enseignera que l'homme est composé d'un corps, d'une âme et d'un esprit. L'homme n'est composé que d'un corps et d'une
âme possédant des propriétés spirituelles. » Pour mieux sauver l'âme, l'esprit était mis
hors la Sainte Église.
Ainsi, en face de
ce problème des rapports de l'âme et de l'esprit, du petit moi et du Moi
éternel, d'Anima et d'Animus, l'Église d'une part, l'hindouisme de l'autre ont
pris des attitudes opposées, aussi partiales et excessives l'une que l'autre.
Il ne reste pas moins certain qu'envers l'homme la mission du Christ consistait
à sauver l'âme, le petit moi, l'ego. Une telle affirmation pose aussitôt de
nouveaux problèmes.
MÉFAITS
ET MÉRITES DU PETIT MOI
Cette âme chaotique, ce petit moi ridicule et pervers,
bouffi d'orgueil et pétri d'égoïsme, valaient-ils le sacrifice d'un dieu ? Le méritaient-ils ? C'est une question que beaucoup de théologiens
se sont posée avec angoisse. Ils n'ont
guère su y répondre qu'en célébrant la miséricorde et l'infinie bonté de Celui
qui a accepté le sacrifice nécessaire pour assurer cette rédemption.
Essayons d'y répondre d'après l'enseignement
de la Science spirituelle.
Après chaque existence, lorsque le corps physique
meurt, le véritable Moi (notre «e»sprit) emporte dans le monde spirituel, nous
l'avons vu, une partie, un lambeau du petit moi. C'est parfois un magnifique trophée, ce n'est le
plus souvent que fort peu de chose. Ce
ne sont en tout cas que les actes par lesquels nous fûmes créateurs, ceux où,
n'étant déterminés par rien, ni par personne, nous avons pu imprimer dans le
monde l'image de notre propre personnalité.
Mais ces actes libres, par qui ont-ils été réalisés
dans le monde physique ? Par le Moi éternel ? Non, par le moi périssable qui les a conçus
dans l'âme.
Regardons-le, encore une fois, ce petit moi. Nous pouvons nous représenter le méchant
bonhomme bien campé sur ses deux jambes courtes. Il regarde devant lui en clignotant et dit : «
Il n'y a que deux choses qui comptent : moi et l'univers. » Puis, après un regard circulaire, il ajoute : «
Le monde est mal fait. » (Sous-entendu : « Moi qui le considère et le juge, je
suis intelligent et bien fait. ») Il
n'en reste pas à cette outrecuidance. Il
veut non seulement être, mais avoir.
Il jette un regard sur le sol où il enfonce ses pieds
et dit : « Ceci est mon champs. J’y
construirai ma maison pour y loger ma femme et mes enfants. Et tout cela sera bien fermé pour que, sans
ma permission, nul n’y puisse entrer.
Tout sera bien à moi. » Il ajoute
ainsi l’égoïsme à l’orgueil.
Il fait comme il a dit. La maison est construite et le jardin planté
à sa taille qui est courte, mais c’est bien sa maison et son jardin. Il jugeait le monde mal fait. Il commence à le transformer à son image, qui
n’est pas toujours belle. Et en passant
devant cette maison chacun dira : « Ici demeure un imbécile prétentieux »
; devant la maison voisine, l’on pensera : « celui-ci est un avare
indécrottable. » ; plus loin encore, l’on croira ceci : « celui qui fit
construire cette maison a su ménager la vue, il est artiste, mais il n’a pas su
adapter sa conception au climat du pays. »
L'empreinte de chaque petit moi s'est inscrite dans le
paysage, sans l'embellir hélas, mais en le transformant. Par égoïsme et par orgueil, le bonhomme, sans
qu'il s'en doute, sert le plan des dieux ; il s'est fait créateur.
Il y met de la gaucherie, souvent de la
bêtise, mais il avance sur la voie qui mène au divin.
C’est pour cela qu'il fallait le préserver, qu'il
fallait le sauver ! Mais pourquoi le monde spirituel attache-t-il autant d’importance
aux faits et gestes de ce petit moi, de ce moi haïssable ? Le Moi véritable ne suffit-il pas ?
C'est
le Moi éternel qui a besoin du petit moi périssable.
Il faut nous souvenir qu'au commencement
des âges le Moi éternel était avec le Père. Il était, si l'on peut s'exprimer ainsi, une
particule de la substance divine, une particule indifférenciée. Mais il était dans les desseins de Dieu que
chaque moi devînt un être autonome dans le monde spirituel. Nous utilisons ces images pour essayer de
concevoir des faits spirituels car il faut bien les ramener à des concepts
humains. Pour être autonome, que faut-il
? Il faut que chaque moi ne soit plus
traversé uniquement par les impulsions divines, ne soit plus un instrument
passif au travers duquel le monde spirituel ne ferait que s'exprimer lui-même. Il faut que le moi, lié à la matière inerte,
puisse agir par lui-même, librement. Pour être libre, il faut devenir
indépendant du monde spirituel, ne plus recevoir passivement ses impulsions,
pouvoir même s'opposer à lui. Enfermé
dans la matière qui lui voile l'esprit, qui le coupe du monde spirituel,
l'homme devient libre. Il cesse d'être un instrument des forces divines.
Mais d'un autre côté, il fallait éviter un danger :
que le moi descendu trop profondément et trop vite dans la matière s'y
engloutisse, s'y perde, rompe définitivement tout lien avec le monde spirituel.
Nous avons vu que toute impulsion, tout
événement qui vient du monde spirituel doit, avant de se réaliser dans le
physique, être préparé, préformé dans l'astral d'abord, puis se couler dans l'éthérique
ensuite. Il ne faut pas que la
réalisation se fasse trop tôt ou trop tard. La descente du moi vers le corps physique doit
donc se faire progressivement, par étapes, et il faut que chaque étape soit
préparée par un long travail d'édification. Chaque élément de l'être humain
doit être déjà assez spiritualisé pour que le Moi divin puisse y habiter.
C'est par le corps astral que ce travail a commencé. La création de l'âme humaine en est le
résultat, même si elle est encore inachevée.
Le corps éthérique, puis le corps physique devront
être transformés à leur tour. Ce dernier
travail est entrepris, mais ses résultats ne sont pas encore nettement perceptibles.
Il se manifestera par un élargissement
de la conscience qui progressivement fera reculer les ténèbres, éclairera
l'éthérique, puis le physique. Les
recherches modernes sur l'inconscient, l'intérêt qu'elles suscitent sont de ce point
de vue, un symptôme important.
Cependant, par ce travail même, le moi égocentrique
prend toujours plus d'importance et de force. Il acquiert davantage de pouvoir créateur et
l’inflation de son orgueil fait qu’il croit en avoir davantage qu’il n’en a.
Pour affirmer sa personnalité, il commence par
s'opposer à son milieu, à sa famille, aux institutions de son pays. Cela se traduit en théories et en
revendications et s'exprime, selon la mode du moment, en formules telles que :
les droits de l'individu, les droits de l'homme, le droit pour chacun de vivre
sa vie, etc. Il croit pouvoir « changer
la face du monde», qu'il estime de plus en plus mauvais ; il veut imposer aux
faits ses idées abstraites et ses conceptions. Naturellement, de temps à autre les faits se
vengent. Il va de soi qu'il en accusera
les autres, la conspiration d'ennemis insaisissables, les méfaits du
corporatisme, de la congrégation, de la maçonnerie, des trusts internationaux
ou d'une nième colonne, mais jamais lui-même.
Pour assurer ce qu'il croit être
sa liberté, « il arrosera ses sillons de sang impur »... comme si la liberté
pouvait être autre chose qu'une expérience intérieure, comme si on pouvait
l'acquérir en faisant couler le sang des autres !
Ce sont là sans doute des bouillonnements d'adolescence,
car il est très jeune, le petit moi. Il
n'y a que quelques millénaires que chaque être humain a acquis le sentiment
d'être une personnalité. Encore faut-il dire que ce sentiment a connu des
éclipses très nettes.
Pourtant il fait son chemin, le petit moi, il acquiert
de l'assurance, il s'affirme toujours davantage et par ses bêtises et par ses
erreurs et par ses crimes etc., autant
qu’il réalise par son travail ses plus belles réalisations, qu’il fait toujours
davantage acte de créateur, parce qu'il devient de plus en plus libre. Étant libre, il est sujet à l'erreur, aux
fautes, au péché. Si nous étions soumis
uniquement aux impulsions de notre Moi éternel, nous n'aurions que des
sentiments divins, des pensées d'une sagesse infinie et tous nos actes seraient
impeccables ... mais nous ne serions pas libres ; le monde spirituel dans toute
sa force et sa grandeur se déverserait sans effort à travers nous. Pour devenir des êtres spirituels autonomes,
il faut que nous soyons responsables de nos actes. Nous devons apprendre à
porter le fardeau de la liberté. La
rançon de la liberté, c'est l'erreur et le péché.
Mais « nous », c'est aussi notre vrai Moi, notre Moi
divin, celui qui ne se trompe pas et ne pèche jamais. Comment se fait-il qu'il laisse commettre à
l'ego tant de fautes, de sottises, de malpropretés et de crimes ? Tellement qu'il fallut le sacrifice d'un dieu
pour sauver cette malheureuse individualité humaine ?
C'est pour assurer le développement du Moi éternel que
tout ce mal est devenu nécessaire. Qu'est-ce
en effet que le développement, que le progrès pour un être spirituel divin
comme notre Moi éternel ? Il est d'essence divine. Il ne peut donc acquérir ni qualités, ni
mérites, ni vertus, ni savoirs ; il les possède tous. Il est perpétuellement baigné dans la lumière
et la perfection divines qu'il détient par essence. Le progrès, pour lui, consiste à devenir un
être autonome dans le monde spirituel ; à ne plus être un reflet du Créateur,
mais lui-même un Créateur ; à ne plus être une émanation divine mais le centre
d'un univers, d'un microcosme original ; au lieu de n'être qu'un rayon de la
gloire céleste, à devenir lui-même un dieu.
Or, cette gestation d'une divinité nouvelle serait
impossible dans un monde purement spirituel. Il est impossible de rien ajouter, de rien
modifier à la splendeur et à la perfection de l'œuvre divine. Comment
pourrait-on apporter un détail nouveau et original à un chef-d'œuvre parfait ?
On ne pourrait que le gâter.
Un être qui participe pleinement à la vie spirituelle
ne peut prendre que deux attitudes :
- Ou bien il reconnaît les splendeurs et la sagesse de
l'œuvre divine et il accepte d'y participer. Il n'y pourra jouer dans ce cas qu'un rôle
dont tous les gestes sont réglés à l'avance. Il renonce alors à toute autonomie.
- Ou bien il réédite le geste de Lucifer.
Il s'oppose à Dieu et se révolte contre lui. Lucifer, au sein des hiérarchies célestes, a
agi comme un moi humain qui voudrait devenir autonome dans le monde spirituel. Il n'avait d'autres ressources que d'essayer
de se tailler, aux dépens de ce monde, un royaume à part, un royaume qui,
soustrait à Dieu, soit à lui.
Les « moi » humains ont agi avec plus de sagesse et de
patience. Ils ont attendu au cours des âges que des organismes possédant un
corps physique, un corps éthérique et un corps astral fussent peu à peu
constitués par les soins des hiérarchies et parvenus à un état de forme tel que
des « moi » puissent les adombrer[6].
Les « moi » ne pouvaient cependant pas
s'incarner aussitôt et entièrement dans ces organismes. Ils auraient perdu leur qualité d'êtres
spirituels et quitté définitivement leur patrie céleste. Ils ne pouvaient rechercher un progrès qu’en
devenant autonomes, mais cela sans déchoir, sans abandonner leur nature
spirituelle.
C'est au moyen de ce qu'il pourra susciter dans ses
organismes physique, éthérique, astral et humain, que le moi acquerra son
autonomie. Il doit peu à peu spiritualiser
cet organisme pour pouvoir s'y incarner complètement.
Au début, l'union du moi et de l'organisme humain
était fort lâche. Le moi flottait autour de l'organisme. Il a élaboré tout d'abord le corps astral.
L'être humain a perdu l'instinct animal, simple
reflet d'une intelligence supérieure. Il
a acquis par contre une âme consciente qui se sent autonome dans le monde
physique, parce qu'elle est coupée de tout rapport immédiat avec le spirituel. Le petit moi est devenu le centre de cette âme
et, de plus en plus, il se sent libre, il devient créateur. Chaque acte libre accompli par le petit moi
dans le monde physique libère d'autant dans le monde spirituel notre Moi
éternel.
[1]Remarquons que le singe qui marche debout
ne le fait que quelques instants ; il revient tout de suite à sa démarche
normale c’est-à-dire qu’il pose ses bras avant sur le sol pour avancer.
[2] Il faut distinguer « le penser » de « nos
pensées ». Le penser est l’organe qui
nous permet de structurer nos pensées de façon à ce qu’elles soient fluides et
cohérentes.
[3] Nous employons ici la terminologie du
védantisme. Les notions qui viennent
d'être résumées se retrouvent tout particulièrement dans la Chândogya et la
Brhad-Aranyaka Upanishads. Tout particulièrement dans cette dernière, on peut
citer le célèbre dialogue entre Yajnavalkya et sa femme Maitreya qui veut
devenir sa disciple. Yajnavalkya lui explique qu'au terme de la voie qu'il lui
propose, tous les êtres et toutes choses se trouveront résorbés dans l'Atman.
Comme un morceau de sel jeté dans l'eau s'y dissout, et il n'y a pas moyen de
le saisir, mais en quelque point qu'on prenne de l'eau, toujours on trouve le
sel, de même en vérité ce grand Etre infini, sans limites, tout spirituel,
surgit de ces éléments et disparaît avec eux. Car « je l'affirme, il n'est pas
de conscience après la mort ». Ainsi parla Yajnavalkya. Alors Maitreya dit : «
Le Seigneur m'a affolée en assurant qu'il n'y a pas de conscience après la
mort. » Il répondit : «Je ne parle pas pour affoler ; ma parole en vérité n'a
d'autre objet que d'instruire. Là où il y a dualité, l'un voit l'autre, l'un
entend l'autre, l'un connaît l'autre; mais quand tout est devenu l'Atma de
chacun, qui et par qui pourrait-il voir, entendre, poser, connaître ? » Au sein
de toute la philosophie védantique, cet exemple a ceci de très intéressant
qu'on y voit une âme simple comme celle de Maitreya reculer « affolée» devant
la perspective d'un évanouissement total de sa personnalité.
[4] Lors d’un concile en 869 après J.-.C. , Il
fut décrété que l’on admettrait désormais que l’homme était composé d’un corps
et d’une âme, celle-ci possédant quelques vagues attributs spirituels.
[5] Comme notre esprit est rattaché au Grand
Esprit de l’Univers, de la même manière que l’Atma des hindous est rattaché à
l’Atman, il ne peut être corrompu. Seule
l’âme peut l’être en raison de sa trop grande fusion avec le corps physique.
[6]
Adombrer signifie « guider d’en haut ».
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