samedi 25 avril 2020

NEUVIÈME PARTIE DU LIVRE : UN CHEMIN VERS L'ESPRIT


                                                         V

L’ÂME ET LE MOI

LE DIEU INCONNU

LE Christ, l'affirme : s'adressant à tous les hommes, l'atteste et l’affirme :
« Je vous le dis, vous êtes des Dieux »
( Jean, 10, 34)

Ce dieu inconnu qui vit en chacun de nous dans les ténèbres de notre inconscient, ne porte qu'un seul nom : moi. Nous n'en pouvons dire qu'une chose : je suis.

Que pouvons-nous apprendre sur le moi ?

La science spirituelle nous en dit à peu près ceci : le moi est d'essence spirituelle.  Au commencement des âges il était avec le Père.  Par notre moi, nous sommes tous frères du Christ.  À la fin des temps, le moi sera réintégré au sein de Dieu ; il se réunira au Père.  Au cours de l'évolution, le moi est l'élément qui passe d'incarnation en incarnation.  Au travers des époques, d'existence en existence et d'avatar en avatar, il assure la continuité de l'Être ; il demeure.  Il pourrait dire de lui-même : je suis celui qui est, qui fut et qui sera.

À chaque naissance, le moi apporte du monde spirituel des impulsions qui se manifestent au cours de la vie terrestre par le destin, le karma.  Il en apporte également des inspirations. Chez la plupart des hommes, ces inspirations sont communes à tous les enfants qui naissent à la même époque, dans le même peuple et dans le même groupe.  Ainsi s'exprime, au travers des individus, l'esprit, le style, le caractère propre à une époque, à un peuple, à un groupe. C'est le karma collectif qui vient se mêler au karma individuel.  Intégrés l'un -à l'autre, ils déterminent le destin de chacun.
Quelques individualités exceptionnelles apportent aussi directement du monde spirituel des révélations d'un caractère plus original. Ce sont des êtres désignés pour une mission spéciale. Ils seront des inspirateurs, des précurseurs ou des maîtres.

Au cours de chaque existence et quel que soit le destin au travers duquel il passe, le moi s'enrichit d'expériences nouvelles.  Après la mort il en emporte le fruit dans le monde spirituel.  Mais ce qu'il emporte ainsi n'est pas tout ce que nous avons ressenti, compris ou voulu au cours de notre vie.  C'est uniquement ce qu'il y a eu  d'original dans notre façon d'être, de sentir, de penser et surtout de vouloir.  Nous sommes des dieux pour autant que nous sommes créateurs et (c'en est le corollaire) nous ne sommes capables de créer que dans la mesure où le moi participe à nos actes.

Ce ne sont donc pas toujours nos plus grandes actions, ni les plus éclatantes, qui enrichissent le moi.  C'en sont souvent de fort humbles ; ce ne seront en tout cas que celles où nous étions libres. Les sentiments, les idées, les actes qui ne sont que l'expression du karma collectif agissant au travers de nous, ne nous appartiennent pas.  Les inspirations, même les plus hautes, que nous avons reçues gratuitement du monde spirituel ne sont pas notre bien.  Nous en sommes seulement redevables envers l'Esprit qui nous les avait données.  
Nous sommes en face de lui comme les serviteurs, à qui, dans la parabole, le maître partant en voyage avait remis ses biens, les partageant entre eux selon leurs capacités.  Ceux-là seuls qui ont su les faire fructifier méritent de recevoir un don ; « car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a » (Matthieu, 25, 29).  C'est donc uniquement dans la mesure où nous avons apporté de nous-même, un enrichissement à l'inspiration reçue, que nous avons acquis quelque chose.


LE MOI EST LIBRE PAR NATURE

Nous ne créons que si nous sommes libres. Or nous ne sommes pas libres vis-à-vis d'une inspiration du monde spirituel, nous ne pouvons que la recevoir si elle nous est donnée.  Nous ne sommes pas libres lorsque nous exprimons simplement l'esprit de notre temps ou de notre peuple, car ce ne sont plus que préjugés dès que cet esprit s'affaiblit et tend à disparaître. Nous ne sommes pas libres lorsque nous obéissons à la loi morale.
N'étant pas libres, nous ne sommes pas créateurs, nous n'enrichissons ni notre moi, ni le monde spirituel.

Cela ne signifie pas qu'il faille agir contrairement à toute loi, à toute tradition, à toute règle sociale ou à toute inspiration.  La liberté n'est pas fantaisie arbitraire ou anarchie.  Nous ne sommes pas plus libres si nous prenons par principe le contrepied de la loi que si nous nous y conformons aveuglément.  Nous devons donc agir conformément à la loi ou à la tradition si nous le jugeons bon, mais uniquement parce que tel est notre vouloir et non pas par respect aveugle pour la loi ou la tradition.  La liberté comporte, certes, des dangers.  Ils seront précisés plus loin. Mais il faut être capable de traverser et de surmonter cette phase dangereuse pour être en mesure d'inventer, de créer des formes d'action nouvelles qui ne soient pas pur conformisme envers les règles imposées par la loi.  

Il y a en effet des façons originales d'être bon, de dire le vrai et d'agir bien. Cette façon originale d'être et d'agir apparaît lorsque nos actions sont déterminées uniquement par ce que Rudolf Steiner appelle « l'imagination morale ».  L’imagination morale est une des facultés par lesquelles se manifeste le moi. Elle nous permet de découvrir des façons de nous comporter qui nous soient propres.

Rudolf Steiner écrit en substance à ce sujet :
« Être libre, c'est pouvoir déterminer de soi-même, grâce à l'imagination morale, les représentations initiales de l'action. La liberté n'existe pas tant que quelque chose d'extérieur au moi (phénomène mécanique ou puissance surnaturelle) détermine mes représentations morales.  Elle existe si je les produis moi-même. Ce n'est pas être libre que d’exécuter les intentions qu'un autre être a mises en moi.  Un être libre est donc celui qui peut vouloir ce que lui-même tient pour juste…
Les pouvoirs extérieurs peuvent m'empêcher de faire ce que je veux ; mais c'est seulement lorsqu'ils réduisent mon esprit à l'esclavage, c'est seulement lorsqu'ils chassent de ma tête mes motifs d'action pour mettre les leurs à leur place qu'ils entament réellement ma liberté…
Il est particulièrement important de signaler que c'est l'expérience intérieure qui permet de certifier qu'une volonté est libre. »  

Nous pouvons comprendre la possibilité de cette liberté que nous décrit Rudolf Steiner et nous représenter son mode d'action en nous souvenant des notions que nous avons dégagées au cours de notre étude sur le corps astral.  
Il y en a deux qui sont essentielles pour parvenir à une claire compréhension de ce qu'est l'acte libre.

Tout d'abord la notion d'une activité intérieure qui n'est plus déclenchée ou déterminée par des impressions sensorielles ou par des concepts tirés, extraits des sensations.  Les exercices sur la construction des symboles nous ont permis d'acquérir l'expérience de cette activité intérieure autonome, ne reposant sur rien d'autre que sur notre libre propos.

En second lieu, l'inversion du cours du temps dans le monde astral nous a fait constater la faculté que possède l'homme de se poser à lui-même des buts, des fins qui ne se réaliseront que dans l'avenir, et d'en concevoir la réalisation en imaginant à rebours la succession des actes qui lui permettront d'y parvenir.

En rapprochant ces deux notions tirées des indications données par Rudolf Steiner, nous pouvons concevoir comment il est possible de déterminer par nous-même des représentations initiales d'actions qui ne nous seront dictées par rien d'autre que notre imagination morale. Puis pour réaliser les fins ainsi imaginées, pour les faire pénétrer de façon efficace dans le monde sensible, nous suivrons le processus qui a été décrit à propos de l'exemple du joueur de billard. Cette réalisation est dénommée par Rudolf Steiner « la technique morale ».

C'est donc au travers du corps astral, et grâce à ses facultés, que le moi, l'esprit qui vit dans l'homme, peut agir dans le monde physique.  C'est bien ainsi d'ailleurs qu'agissent tous les êtres spirituels, tous les créateurs, tous les dieux.

Tels sont, dans leurs grandes lignes, les enseignements que la science spirituelle nous donne sur le moi.


L'ACTIVITÉ INTÉRIEURE AUTONOME

Le point essentiel, ce qui fait l'ossature de cet enseignement, est le rapport étroit du moi et de la liberté.

Mais tout ceci n'est que description purement intellectuelle.  On peut l'apprendre comme on apprend n'importe quoi.  Ce n'est pas encore expérience du moi.  Nous pouvons décrire et nous représenter le « mécanisme » de l'action libre. Mais ainsi que l'écrit Rudolf Steiner : « c’est l’expérience intérieure seule qui permet de certifier qu’une volonté est libre ».  Cela ne peut pas se prouver, cela peut seulement s'éprouver.  Si nous cherchons jusqu'au plus profond de nous-même, où trouverons-nous donc l'expérience de notre moi ?

« Je » - « Moi » - « Je suis. »  Petits mots banals qui sortent à chaque instant de notre bouche, si communs que nous n'y prêtons même plus attention.  

Masquent-ils vraiment cette réalité grandiose que décrit la science spirituelle ?  Où se cache donc ce dieu inconnu, enseveli dans nos ténèbres ?  Comment se fait-il qu'il ne se révèle pas à nous ?  Pourquoi agit-il si sourdement que nous ne le percevions jamais ?


L'EXISTENCE DU MOI

Pour nous aider à bien concevoir cette difficulté, évoquons tout d'abord le tableau que nous tracions plus haut au sujet de la conscience.  Nous l'imaginions n'éclairant qu'une faible partie de notre vie intérieure.  En deçà et au-delà s'étendent de larges plages d'ombre où l'on perçoit encore vaguement un grouillement indistinct dans la pénombre de la subconscience ; plus loin, tout autour, c'est la nuit profonde. D'un côté, le moi est plongé dans cette nuit.  De l'autre côté se trouve notre corps physique.  Par expérience directe, ils nous sont aussi inconnus l'un que l'autre.

Quelle expérience intérieure avons-nous de la structure de notre corps, de nos tissus, de notre squelette ? Aucune.  Notre corps physique, nous le percevons par les sens, comme le corps d'un autre et de la même façon. On a étudié l'anatomie sur les cadavres. Nous nous représentons nos tissus, nos organes internes et nos os d'après des planches anatomiques.  Nous sommes convaincus qu'ils existent en nous parce qu'on nous dit que si nous ne les possédions pas nous ne pourrions pas vivre.  Mais nous n'en avons aucune conscience directe, immédiate.  Supposons un instant que notre corps physique ne soit pas perceptible par nos sens.  Qu'en saurions-nous?  Rien.  Tout au plus quelques sensations que nous transmettrait le corps astral nous avertiraient qu'il y a là quelque chose.  Nous dirions : je souffre ou je jouis de cette sensation, et le quelque chose que nous imaginerions être le siège de la sensation, comment l'appellerions-nous ?  Moi.  Nous dirions : « Ce quelque chose, c'est moi qui souffre ou qui jouis. »

En effet, si nous cherchons où est notre moi, notre premier mouvement est de le confondre avec notre corps physique.  Nous avons l'impression suivante : là où est mon corps physique, je suis. Si mon corps physique n'y est pas, je ne suis pas. là.  Le moi est évidemment lié au corps physique ; mais il est non moins certain qu'il n'est pas le corps physique.  Les troubles mentaux qu'on appelle maladies de la personnalité n'atteignent pas en réalité le moi.  Ils ne sont d'ailleurs pas toujours la conséquence d'un trouble organique, encore moins d'une lésion anatomique.

De ces quelques constatations, nous pouvons tirer un premier enseignement : le moi et le corps physique se trouvent plongés l'un et l'autre dans la nuit de l'inconscient ; on pourrait dire qu'ils sont, dans ces ténèbres, aussi loin l'un que l'autre de la lumière de la conscience.  Cependant, si opposés qu'ils puissent paraître, nous les sentons liés.  Il semble qu'ils se rejoignent dans cette nuit, qu'ils s'y unissent par quelque rapport obscur, mais étroit.
Si nous passons de l'introspection à l'observation extérieure de notre corps, nous retrouvons la trace de ce lien.  

Le corps physique humain a des similitudes très évidentes avec le corps physique des animaux supérieurs.  Il en diffère cependant sur certains points essentiels : l'homme seul peut se tenir debout[1] ; l'homme seul possède un larynx qui lui permette de parler, une structure cérébrale qui lui permette de penser.  La station droite, la parole, la pensée sont le propre de l'homme, et cela grâce à une conformation anatomique qui n'existe que dans le corps physique humain.  Si l'organisation de l'animal diffère de celle de la plante parce que l'animal possède un « corps astral », les différences anatomiques que nous relevons entre l'homme et l'animal doivent donc provenir de ce que l'homme possède, outre le corps astral qui souffre et se réjouit, un moi qui pense, qui juge et qui invente.

Ainsi nous trouvons bien dans notre corps physique la trace, la signature du moi. Ce n'est là sans doute qu'une indication, qu'une présomption tout extérieure de l'existence du moi.  Retenons ce premier point ; nous aurons l'occasion d'y revenir. Nous devons toutefois constater loyalement que nous ne pouvons pas acquérir par l'étude du corps physique une connaissance ou même une preuve de l'existence du moi.  

Serions-nous plus heureux en interrogeant le corps éthérique ?  Lui aussi échappe à l'introspection ; il est plongé dans les ténèbres de l'inconscient.  Ces ténèbres sont moins profondes peut-être que celles qui nous dérobent la structure anatomique de notre corps physique ; mais en l'état actuel de notre développement, la conscience ne peut cependant les fouiller.

Du fait que la présence du moi met une marque profonde sur notre corps physique, lui impose une conformation qu'on ne retrouve pas chez les êtres privés d'esprit personnel, nous pouvons inférer que le corps éthérique porte lui aussi la marque du moi.  L'enseignement de la science spirituelle nous le confirme.  Le corps éthérique, en effet, construit le corps physique.  Mais il agit comme le maçon qui bâtit une maison.  C'est bien le maçon qui agit, mais il suit les plans que lui fournit l'architecte.  Les formes du corps physique sont déterminées en raison de la présence du moi afin que celui-ci puisse habiter le corps.  Les formes sont inscrites dans l'éthérique avant d'être réalisées dans le physique : On pourrait donc bien retrouver dans l'éthérique une certaine image du moi… Mais pour le constater, il faudrait posséder les organes nécessaires à la perception de l'éthérique, donc une des formes de la clairvoyance. 

Nous nous heurtons, ici encore, à un obstacle, puisque nous cherchons dans cet ouvrage ce que nous pouvons connaître des mondes supérieurs en employant uniquement nos facultés normales, et sans pouvoir encore nous servir de la clairvoyance. Nous devons reconnaître que, dans ces conditions, le corps éthérique ne peut rien nous apprendre sur le moi.

Passons à l'astral et cherchons si nous y pourrons trouver une expérience directe du moi.

À la marge, à la frange de la conscience, nous trouvons des facultés qui sont incontestablement, nous l'avons vu, la conséquence de l'action du moi, sa marque la plus évidente : celles qui permettent d'inventer. L'homme seul est capable d'invention morale.

Ici encore nous trouvons la trace du moi, mais non le moi lui-même.  Nous constatons que l'homme invente et que l'animal n'invente pas.  Nous en inférons que cette différence tient à ce qui distingue l'homme de l'animal, au moi.  Mais cela ne nous permet pas d'atteindre directement le moi.  Ce n'est même pas une preuve de son existence ; ce n'est qu'une présomption.  Nous pouvons la retenir comme nous en avons retenu une autre, celle tirée de la différence de forme et de structure anatomique entre l'animal et l'homme.
Il nous faut continuer notre recherche. Que trouvons-nous sous la pleine lumière de la conscience ?  Ce que nous appelons les forces de l'âme : le sentiment, la pensée et la volonté.  Mais si nous distinguons en théorie ces « facultés », elles sont en réalité étroitement liées, et il s'y rattache encore, de loin sans doute, mais très solidement, toute la grappe de bêtes et d'anges que nous avons perçue grouillant dans la pénombre à la marge, à la frange de la conscience.  Toutes ces impulsions nobles ou impures, tout ce potentiel d'héroïsme ou de lâcheté, de grandeur ou de mesquinerie, d'amour ou de cruauté, qu'un événement fortuit fera peut-être un jour sortir de l'ombre, et souvent rentrer aussitôt, tout cela mêlé, contradictoire et pourtant uni, forme ce qu'on appelle d'ordinaire : l'âme.

Dans ce tohu-bohu où nous avons du mal à nous reconnaître nous-même, il y a pourtant un fil conducteur ; un fil auquel tout est attaché : tous nos souvenirs, tout ce que nous sommes, tout ce que nous voudrions être, tout ce que nous étalons devant les autres et tout ce que nous cachons.  Ce fil, qui seul fait l'unité de ce mélange discordant, nous l'appelons aussi : moi.  Pour couronner l'édifice disparate de ce prétendu moi, nous y collons encore une étiquette : notre identité, cet état civil qu'un gratte-papier a couché sur son registre le lendemain de notre naissance, d’après les déclarations de la sage-femme, d’un obstétricien ou d'un ami de la famille.  Et si je dis que cela n'est pas le vrai moi, peut-être un lecteur inquiet fera-t-il le geste d’exhiber sa carte d’assurance-maladie ou son passeport avec photographie et dira : « Voyons, c'est pourtant bien cela : Moi. »

Non, regardons-nous bien, ce n'est vraiment pas cela le dieu inconnu ; ce n'est pas ce petit bonhomme gonflé de lui-même qui désire être décoré ou porter un titre, qui aime s'entendre appeler : M. le Président, mon cher Maître ou M. le Ministre.  Il n'a rien de divin, cet agglomérat de bas appétits et d'aspirations vagues vers un idéal mal conçu, tissé de penser[2] banal, encombrés de lieux communs, de sentiments médiocres et de velléités qui ne trouvent jamais la force de se réaliser en actes efficaces.

Et pourtant il est là et il veille, silencieux, tapi dans l'ombre, le dieu non révélé.  On le pressent voilé, assourdi, derrière bien des vies grises d'apparence, mais toutes remplies de devoirs volontairement accomplis, de sacrifices consciemment assumés.  Dans d'autres existences, il éclate soudain et manifeste dans un éclair éblouissant son origine divine.  On peut l'apercevoir, le reconnaître au travers d'une œuvre d'art, d'une invention, d'un poème, d'un drame ou d'une révélation.  Mais ce n'est souvent que l'éclat d'un moment et l'histoire anecdotique nous montre que le Maître dont l’œuvre serait jugé divine est soumis au lot commun des soucis médiocres, des vanités mesquines, des appétits vulgaires.

Pourtant, dans les âmes d'apparence les plus basses, les plus sordides, il est là, le dieu, et il travaille inlassablement à son grand'œuvre : la transmutation du corps astral en âme humaine. Mais ceci, c'est n’est encore qu’une affirmation de l'enseignement, ce n'est pas expérience ou la connaissance directe du moi.


LE PETIT moi ( l’égo )

Cherchons encore et, pour nous éclairer, revoyons tout ce qu'on a dit du moi ; ayons recours encore une fois à l'enseignement de la science spirituelle.
Dans ce que nous venons d'observer au sujet du petit moi, de l'ego, de celui qui apparaît dans notre conscience, il est un point important qui doit être retenu. Ce qui caractérise ce petit moi, c'est qu'il est le fil qui relie toutes nos sensations, tous nos sentiments, toutes nos pensées, toutes nos volontés conscientes

Il leur donne une sorte de qualité, de couleur ou d'odeur commune qui nous permet de nous les attribuer, de dire que ce sont là nos idées ou nos sentiments.  Si devant nous on expose d'autres idées, si on décrit d'autres sentiments, nous pourrons les admirer ou les contredire, mais nous savons qu'ils ne sont pas nôtres.  Par contre nous pouvons, par la mémoire, nous souvenir qu'enfant ou adolescent, adulte même, nous avons professé certaines idées, vécu certains sentiments qui nous paraissent aujourd'hui étranges, ridicules, odieux même.  Mais nous savons que ce furent nos idées, nos sentiments.  Nous les répudions aujourd'hui, nous pouvons nous indigner contre nous-même, mais nous savons pourtant qu'ils sont nôtres ou qu'ils le furent.  Ils ont notre odeur ; ils portent nos couleurs.

À côté du véritable Moi, du Moi éternel qui se manifeste tout particulièrement comme le fil qui passe d'une existence à l'autre et les relie, nous trouvons donc le petit moi, l'ego, qui joue un rôle analogue à travers tous les événements d'une de nos existences et les rattache par le sentiment obscur d'une identité commune.  

Il y a un rapport entre ces deux moi. Le petit moi masque le véritable Moi.  Il en est comme le vêtement, comme son costume de tous les jours.  

Mais il n'est pas le vrai Moi, pas plus qu'un veston, même décoré d'une rosette à la boutonnière, n'est l'homme qui le porte.

Certains psychologues ont tout particulièrement retenu cette activité unificatrice qui donne sa tonalité, sa couleur personnelle à toute notre vie intérieure consciente.  Ils ont supposé que cette activité était le moi lui-même alors que ce n'est qu'une de ses manifestations, nous dirions volontiers : un de ses attributs.  Ils l'ont souvent comparée au fil qui relie les perles d'un collier.  Une telle comparaison est à la fois juste et fausse, mais elle présente aussi un grand avantage : elle permet, lorsqu'on y réfléchit, de découvrir où se trouve l'erreur.  

En effet, réfléchissons-y.  Qu'est-ce qui fait le collier ?  Les perles sans doute ; le fil aussi, car des perles sans fil ne font pas un collier.  Mais est-ce vraiment tout ? Non, il a fallu qu'un joaillier s'en mêle, car un collier de perles n'apparaît pas spontanément.  Le joaillier a choisi des perles de couleur semblable et de grosseur voulue.  Il les a rangées par ordre de taille et enfin il les a reliées par un fil.  Si les perles sont les événements de notre vie intérieure, si le fil est le petit moi qui les relie, le joaillier est le véritable Moi.  Dans un collier il y a les perles et le fil, qu'on voit, mais aussi le travail du joaillier qu'on ne voit pas.  Il est invisible, et pourtant nous savons bien qu'il n'y aurait pas de collier sans un joaillier qui l'ait fabriqué.  Les psychologues qui ne tiennent compte que de l'activité unificatrice de notre vie intérieure et la comparent au fil d'un collier oublient le joaillier et la nécessité de son existence pour qu'il y ait un collier. S'ils avaient pensé au joaillier, ils auraient été amenés à concevoir l'existence du véritable Moi, qui a conçu les événements de notre karma pour provoquer les réactions de notre petit moi.

L'ATMA ET L'ATMAN

L'erreur que les psychologues occidentaux ont commise en oubliant le joaillier - ce qui les a empêchés de parvenir à la conception du véritable Moi - les penseurs hindous ne l'ont pas commise.  Le but du développement spirituel, disent-ils, est d'arriver à se concentrer sur l'« atma » , l'esprit qui est dans l'homme, donc le Moi véritable.  Or l'« atma » est de même nature que l'« Atman » et l’Atman est l'esprit qui régit l'univers.  L'homme qui parvient donc à s'unir complètement à l'« atma relié à l’Atman », fusionne intimement avec l’esprit qui régit l’univers.  

Et pour y arriver, cet homme se dissocie de son égo, il n'est plus lui-même mais uniquement « atma dans l’Atman universel ».  Il se confond totalement avec l'« Atman universel », se réintègre et s'absorbe en lui.  

La sagesse indienne parle alors d’une fusion avec le «  nirvâna  ».  Mais pour obtenir ce résultat, il a fallu anéantir le petit moi, l’égo à travers lequel s’exprime la personnalité.  Sinon il est impossible de s’abîmer complètement dans l’« Atman  ».

C'est en effet le sens de l'ego qui nous sépare de tout ce qui est universel.  

Dès que nous disons : moi, nous nous opposons immédiatement à tout ce qui n'est pas moi; aux autres, à la nature, à l'univers, à Dieu.  C'est cette « séparativité » qu'il faut, d'après l'enseignement hindou, parvenir à éliminer pour quitter le monde physique et s'intégrer à l'esprit universel.  C'est donc le petit moi qu'il faudrait faire disparaître, qu'il faudrait sacrifier au profit du Moi éternel pour atteindre le monde de l'esprit.[3]


L'ÂME ET L'ESPRIT

Le christianisme prend sur ce point le contrepied de la doctrine hindoue.  Le christianisme à ses débuts savait encore et enseignait qu'il existe en l'homme, à côté de l'âme, un Esprit, donc le véritable Moi.  Saint Paul, par exemple, n'écrit-il pas aux Thessaloniciens : « Que tout votre être, l'esprit, l'âme et le corps, soit conservé irrépréhensible…» (saint Paul, 1 Thessaloniciens, 5, 23).  Cette notion d'esprit jouait un rôle capital chez les chrétiens de cette époque.  

Lors de l’immersion dans l’eau au moment du baptême ou par l'imposition des mains, le chrétien parvenait à l'expérience directe de l'esprit ( L’atma-Atman des hindous) en lui.  

Et dès lors il en recevait des révélations.  L'Esprit se manifestait en lui par des dons, comme la capacité de « parler en langues » ou le don de « prophétie ».

Cependant, malgré cette importance donnée à l'esprit dans l'homme, il a toujours été professé, dès cette époque, que la mission du Christ avait pour but de sauver les âmes des hommes.  Il n'était pas nécessaire, en effet, de sauver l'Esprit.  L'Esprit appartient par sa nature même au monde spirituel ; il est d'origine divine ; il est divin par essence ; nulle puissance dans l'univers ne saurait lui ôter cette qualité.  Il ne peut pas se perdre.

Il n'en est pas de même de l'âme, acquise et développée par un lent travail au cours de nombreuses incarnations.  L'âme et le petit moi qui lui sert de support, d'ossature, peuvent se pervertir, s'éteindre, périr.  C'est donc bien le petit moi ( ..ou l’«e»sprit avec un «e» minuscule) qu'il fallait sauver.

Mais pour qu'il soit sauvé, encore faut-il son adhésion.  La rédemption offerte à tous doit être acceptée par le chrétien.  Il faut que le fidèle fasse la moitié du chemin qui mène au Christ.  Il faut que le petit moi (l’«e»sprit) se dépouille de tous les appétits qui l'attachent trop étroitement à la terre, aux tendances animales de son être.  Il doit être moralisé, spiritualisé.

Aussi, très rapidement, l'Église met l'accent principal de son enseignement sur l'âme, non sur l'esprit (..qui lui vit grâce à l’Esprit de l’univers).  C'est vers une sublimation de l'âme qu'elle fait porter tout son effort.  L'Église prend bien, sur ce point, une position diamétralement opposée à celle de l'hindouisme. L'hindouisme sacrifie l'âme, le petit moi, pour que règne en l'homme l'Esprit impersonnel, universel, indifférencié.  Le christianisme veut sauver l'âme, la personnalité humaine, le moi, en les moralisant, en les spiritualisant.  Pour y parvenir, elle ne craindra pas de mettre une sourdine aux manifestations de l'esprit dans l'individu, de les négliger dans son enseignement ; puis, peu à peu, de faire oublier même la notion d'esprit et d'arriver enfin à condamner l'affirmation de sa présence dans le complexe humain[4].

Dès la deuxième ou troisième génération de chrétiens, les manifestations de l'esprit se font plus rares, puis disparaissent. Elles se taisent, une à une, les voix rauques de ces hommes inspirés qui, saisis soudain du « don des langues », faisaient retentir les premières assemblées chrétiennes d'un flot de paroles désordonnées, si obscures, si incompréhensibles qu'un interprète devait les traduire à l'auditoire.  On ne voit plus se lever ces prophètes au visage ascétique, au regard perdu dans le lointain, qui décrivaient en phrases mystérieuses, où en images fulgurantes, leurs visions grandioses ou terribles : des apocalypses lointaines, ou le commencement de tous les temps, ou la gloire éblouissante de Dieu environné des neuf chœurs d'anges.  Leur place est occupée maintenant par des exégètes, des docteurs et surtout des moralistes.  Au magistère des inspirés « fous de Dieu » succède le magistère des épiscopes, des évêques, directeurs de conscience qui ont « charge d’âmes ».  

Les manifestations de l'esprit ne restent à l'honneur et au premier plan que dans quelques communautés, surtout chez celles d'Asie Mineure.  Il en surgira des mouvements puissants, les Montanistes, les Gnostiques.  Mais l'Église est déjà assez forte pour les endiguer, puis pour faire taire l'esprit.  

L’esprit sera rejeté de la confession chrétienne avec les premiers hérétiques.
L'hostilité de l'Église envers les manifestations de l'esprit n'était pas arbitraire.  La notion même d'esprit risquait de faire échec à la mission qu'elle estimait avoir reçue du Christ : sauver les âmes rachetées ou rédimées par le sacrifice du Christ au Golgotha ; l’Église convint donc de moraliser, de sublimer l'âme, la personnalité humaine.  

L'Esprit (Atman des hindous), nous l'avons vu, n'a pas à être sauvé.  L'«e»sprit en l’homme ne pèche pas. L'esprit n'a pas à recevoir d'enseignement.  L'inspiré n'a qu'à laisser couler à travers lui le souffle divin, qui apporte avec lui toute connaissance.  L'action de l'Esprit, c'est le miracle perpétuel.  Dès lors, que de tentations, que de facilités offertes aux âmes faibles !  « Mon «e»sprit[5] ne pèche pas », dira le jouisseur, il ne peut pas se perdre.  Alors qu’importe l’âme puisque je ne périrai pas tout entier.  

De son côté le mystique dira : « L'esprit est divin, pourquoi porter le fardeau d'une âme imparfaite ?  Par l'ascèse débarrassons-nous des guenilles du corps et de l'âme pour nous unir à l'esprit. »  Sans le savoir, peut-être, le mystique se détournera ainsi du christianisme pour rejoindre l'hindouisme.
L'Église a vu le danger.  Après avoir entaché d'hérésie les fidèles de l'esprit, dispersé leurs sectes, elle a détruit leurs œuvres, tous les livres gnostiques que l'esprit avait dictés.  Il fallait que la notion même d'esprit fût oubliée.  

Cette notion, le concile de Constantinople de 869 l'a condamnée.  «  Que soit anathème, a-t-il déclaré, celui qui enseignera que l'homme est composé d'un corps, d'une âme et d'un esprit.  L'homme n'est composé que d'un corps et d'une âme possédant des propriétés spirituelles. »  Pour mieux sauver l'âme, l'esprit était mis hors la Sainte Église.  

Ainsi, en face de ce problème des rapports de l'âme et de l'esprit, du petit moi et du Moi éternel, d'Anima et d'Animus, l'Église d'une part, l'hindouisme de l'autre ont pris des attitudes opposées, aussi partiales et excessives l'une que l'autre. Il ne reste pas moins certain qu'envers l'homme la mission du Christ consistait à sauver l'âme, le petit moi, l'ego. Une telle affirmation pose aussitôt de nouveaux problèmes.


MÉFAITS ET MÉRITES DU PETIT MOI

Cette âme chaotique, ce petit moi ridicule et pervers, bouffi d'orgueil et pétri d'égoïsme, valaient-ils le sacrifice d'un dieu ?  Le méritaient-ils ?  C'est une question que beaucoup de théologiens se sont posée avec angoisse.  Ils n'ont guère su y répondre qu'en célébrant la miséricorde et l'infinie bonté de Celui qui a accepté le sacrifice nécessaire pour assurer cette rédemption.  

Essayons d'y répondre d'après l'enseignement de la Science spirituelle.
Après chaque existence, lorsque le corps physique meurt, le véritable Moi (notre «e»sprit) emporte dans le monde spirituel, nous l'avons vu, une partie, un lambeau du petit moi.  C'est parfois un magnifique trophée, ce n'est le plus souvent que fort peu de chose.  Ce ne sont en tout cas que les actes par lesquels nous fûmes créateurs, ceux où, n'étant déterminés par rien, ni par personne, nous avons pu imprimer dans le monde l'image de notre propre personnalité.

Mais ces actes libres, par qui ont-ils été réalisés dans le monde physique ? Par le Moi éternel ?  Non, par le moi périssable qui les a conçus dans l'âme.
Regardons-le, encore une fois, ce petit moi.  Nous pouvons nous représenter le méchant bonhomme bien campé sur ses deux jambes courtes.  Il regarde devant lui en clignotant et dit : « Il n'y a que deux choses qui comptent : moi et l'univers. »  Puis, après un regard circulaire, il ajoute : « Le monde est mal fait. » (Sous-entendu : « Moi qui le considère et le juge, je suis intelligent et bien fait. »)  Il n'en reste pas à cette outrecuidance.   Il veut non seulement être, mais avoir.

Il jette un regard sur le sol où il enfonce ses pieds et dit : « Ceci est mon champs.  J’y construirai ma maison pour y loger ma femme et mes enfants.  Et tout cela sera bien fermé pour que, sans ma permission, nul n’y puisse entrer.  Tout sera bien à moi. »  Il ajoute ainsi l’égoïsme à l’orgueil. 
Il fait comme il a dit.  La maison est construite et le jardin planté à sa taille qui est courte, mais c’est bien sa maison et son jardin.  Il jugeait le monde mal fait.  Il commence à le transformer à son image, qui n’est pas toujours belle.  Et en passant devant cette maison chacun dira : « Ici demeure un imbécile prétentieux » ; devant la maison voisine, l’on pensera : « celui-ci est un avare indécrottable. » ; plus loin encore, l’on croira ceci : « celui qui fit construire cette maison a su ménager la vue, il est artiste, mais il n’a pas su adapter sa conception au climat du pays. » 

L'empreinte de chaque petit moi s'est inscrite dans le paysage, sans l'embellir hélas, mais en le transformant.  Par égoïsme et par orgueil, le bonhomme, sans qu'il s'en doute, sert le plan des dieux ; il s'est fait créateur.  
Il y met de la gaucherie, souvent de la bêtise, mais il avance sur la voie qui mène au divin.

C’est pour cela qu'il fallait le préserver, qu'il fallait le sauver ! Mais pourquoi le monde spirituel attache-t-il autant d’importance aux faits et gestes de ce petit moi, de ce moi haïssable ?  Le Moi véritable ne suffit-il pas ?  

C'est le Moi éternel qui a besoin du petit moi périssable.  Il faut nous souvenir qu'au commencement des âges le Moi éternel était avec le Père.  Il était, si l'on peut s'exprimer ainsi, une particule de la substance divine, une particule indifférenciée.  Mais il était dans les desseins de Dieu que chaque moi devînt un être autonome dans le monde spirituel.  Nous utilisons ces images pour essayer de concevoir des faits spirituels car il faut bien les ramener à des concepts humains.  Pour être autonome, que faut-il ?  Il faut que chaque moi ne soit plus traversé uniquement par les impulsions divines, ne soit plus un instrument passif au travers duquel le monde spirituel ne ferait que s'exprimer lui-même.  Il faut que le moi, lié à la matière inerte, puisse agir par lui-même, librement. Pour être libre, il faut devenir indépendant du monde spirituel, ne plus recevoir passivement ses impulsions, pouvoir même s'opposer à lui.  Enfermé dans la matière qui lui voile l'esprit, qui le coupe du monde spirituel, l'homme devient libre. Il cesse d'être un instrument des forces divines.

Mais d'un autre côté, il fallait éviter un danger : que le moi descendu trop profondément et trop vite dans la matière s'y engloutisse, s'y perde, rompe définitivement tout lien avec le monde spirituel.  Nous avons vu que toute impulsion, tout événement qui vient du monde spirituel doit, avant de se réaliser dans le physique, être préparé, préformé dans l'astral d'abord, puis se couler dans l'éthérique ensuite.  Il ne faut pas que la réalisation se fasse trop tôt ou trop tard.  La descente du moi vers le corps physique doit donc se faire progressivement, par étapes, et il faut que chaque étape soit préparée par un long travail d'édification. Chaque élément de l'être humain doit être déjà assez spiritualisé pour que le Moi divin puisse y habiter.

C'est par le corps astral que ce travail a commencé.  La création de l'âme humaine en est le résultat, même si elle est encore inachevée.
Le corps éthérique, puis le corps physique devront être transformés à leur tour.  Ce dernier travail est entrepris, mais ses résultats ne sont pas encore nettement perceptibles.  Il se manifestera par un élargissement de la conscience qui progressivement fera reculer les ténèbres, éclairera l'éthérique, puis le physique.  Les recherches modernes sur l'inconscient, l'intérêt qu'elles suscitent sont de ce point de vue, un symptôme important.

Cependant, par ce travail même, le moi égocentrique prend toujours plus d'importance et de force.  Il acquiert davantage de pouvoir créateur et l’inflation de son orgueil fait qu’il croit en avoir davantage qu’il n’en a.  

Pour affirmer sa personnalité, il commence par s'opposer à son milieu, à sa famille, aux institutions de son pays.  Cela se traduit en théories et en revendications et s'exprime, selon la mode du moment, en formules telles que : les droits de l'individu, les droits de l'homme, le droit pour chacun de vivre sa vie, etc.  Il croit pouvoir « changer la face du monde», qu'il estime de plus en plus mauvais ; il veut imposer aux faits ses idées abstraites et ses conceptions.  Naturellement, de temps à autre les faits se vengent.  Il va de soi qu'il en accusera les autres, la conspiration d'ennemis insaisissables, les méfaits du corporatisme, de la congrégation, de la maçonnerie, des trusts internationaux ou d'une nième colonne, mais jamais lui-même. 

Pour assurer ce qu'il croit être sa liberté, « il arrosera ses sillons de sang impur »... comme si la liberté pouvait être autre chose qu'une expérience intérieure, comme si on pouvait l'acquérir en faisant couler le sang des autres !

Ce sont là sans doute des bouillonnements d'adolescence, car il est très jeune, le petit moi.  Il n'y a que quelques millénaires que chaque être humain a acquis le sentiment d'être une personnalité. Encore faut-il dire que ce sentiment a connu des éclipses très nettes.

Pourtant il fait son chemin, le petit moi, il acquiert de l'assurance, il s'affirme toujours davantage et par ses bêtises et par ses erreurs et par ses crimes etc.,  autant qu’il réalise par son travail ses plus belles réalisations, qu’il fait toujours davantage acte de créateur, parce qu'il devient de plus en plus libre.  Étant libre, il est sujet à l'erreur, aux fautes, au péché.  Si nous étions soumis uniquement aux impulsions de notre Moi éternel, nous n'aurions que des sentiments divins, des pensées d'une sagesse infinie et tous nos actes seraient impeccables ... mais nous ne serions pas libres ; le monde spirituel dans toute sa force et sa grandeur se déverserait sans effort à travers nous.  Pour devenir des êtres spirituels autonomes, il faut que nous soyons responsables de nos actes. Nous devons apprendre à porter le fardeau de la liberté.  La rançon de la liberté, c'est l'erreur et le péché.

Mais « nous », c'est aussi notre vrai Moi, notre Moi divin, celui qui ne se trompe pas et ne pèche jamais.  Comment se fait-il qu'il laisse commettre à l'ego tant de fautes, de sottises, de malpropretés et de crimes ?  Tellement qu'il fallut le sacrifice d'un dieu pour sauver cette malheureuse individualité humaine ?

C'est pour assurer le développement du Moi éternel que tout ce mal est devenu nécessaire.  Qu'est-ce en effet que le développement, que le progrès pour un être spirituel divin comme notre Moi éternel ?  Il est d'essence divine.  Il ne peut donc acquérir ni qualités, ni mérites, ni vertus, ni savoirs ; il les possède tous.  Il est perpétuellement baigné dans la lumière et la perfection divines qu'il détient par essence.  Le progrès, pour lui, consiste à devenir un être autonome dans le monde spirituel ; à ne plus être un reflet du Créateur, mais lui-même un Créateur ; à ne plus être une émanation divine mais le centre d'un univers, d'un microcosme original ; au lieu de n'être qu'un rayon de la gloire céleste, à devenir lui-même un dieu.
Or, cette gestation d'une divinité nouvelle serait impossible dans un monde purement spirituel.  Il est impossible de rien ajouter, de rien modifier à la splendeur et à la perfection de l'œuvre divine. Comment pourrait-on apporter un détail nouveau et original à un chef-d'œuvre parfait ? On ne pourrait que le gâter.

Un être qui participe pleinement à la vie spirituelle ne peut prendre que deux attitudes :
- Ou bien il reconnaît les splendeurs et la sagesse de l'œuvre divine et il accepte d'y participer.  Il n'y pourra jouer dans ce cas qu'un rôle dont tous les gestes sont réglés à l'avance.  Il renonce alors à toute autonomie.
- Ou bien il réédite le geste de Lucifer.  

Il s'oppose à Dieu et se révolte contre lui.  Lucifer, au sein des hiérarchies célestes, a agi comme un moi humain qui voudrait devenir autonome dans le monde spirituel.  Il n'avait d'autres ressources que d'essayer de se tailler, aux dépens de ce monde, un royaume à part, un royaume qui, soustrait à Dieu, soit à lui.  

Les « moi » humains ont agi avec plus de sagesse et de patience. Ils ont attendu au cours des âges que des organismes possédant un corps physique, un corps éthérique et un corps astral fussent peu à peu constitués par les soins des hiérarchies et parvenus à un état de forme tel que des « moi » puissent les adombrer[6].  Les « moi » ne pouvaient cependant pas s'incarner aussitôt et entièrement dans ces organismes.  Ils auraient perdu leur qualité d'êtres spirituels et quitté définitivement leur patrie céleste.  Ils ne pouvaient rechercher un progrès qu’en devenant autonomes, mais cela sans déchoir, sans abandonner leur nature spirituelle.

C'est au moyen de ce qu'il pourra susciter dans ses organismes physique, éthérique, astral et humain, que le moi acquerra son autonomie.  Il doit peu à peu spiritualiser cet organisme pour pouvoir s'y incarner complètement.
Au début, l'union du moi et de l'organisme humain était fort lâche. Le moi flottait autour de l'organisme.  Il a élaboré tout d'abord le corps astral.  

L'être humain a perdu l'instinct animal, simple reflet d'une intelligence supérieure.  Il a acquis par contre une âme consciente qui se sent autonome dans le monde physique, parce qu'elle est coupée de tout rapport immédiat avec le spirituel.  Le petit moi est devenu le centre de cette âme et, de plus en plus, il se sent libre, il devient créateur.  Chaque acte libre accompli par le petit moi dans le monde physique libère d'autant dans le monde spirituel notre Moi éternel.



[1]Remarquons que le singe qui marche debout ne le fait que quelques instants ; il revient tout de suite à sa démarche normale c’est-à-dire qu’il pose ses bras avant sur le sol pour avancer.
[2] Il faut distinguer « le penser » de « nos pensées ».  Le penser est l’organe qui nous permet de structurer nos pensées de façon à ce qu’elles soient fluides et cohérentes.
[3] Nous employons ici la terminologie du védantisme.  Les notions qui viennent d'être résumées se retrouvent tout particulièrement dans la Chândogya et la Brhad-Aranyaka Upanishads. Tout particulièrement dans cette dernière, on peut citer le célèbre dialogue entre Yajnavalkya et sa femme Maitreya qui veut devenir sa disciple. Yajnavalkya lui explique qu'au terme de la voie qu'il lui propose, tous les êtres et toutes choses se trouveront résorbés dans l'Atman. Comme un morceau de sel jeté dans l'eau s'y dissout, et il n'y a pas moyen de le saisir, mais en quelque point qu'on prenne de l'eau, toujours on trouve le sel, de même en vérité ce grand Etre infini, sans limites, tout spirituel, surgit de ces éléments et disparaît avec eux. Car « je l'affirme, il n'est pas de conscience après la mort ». Ainsi parla Yajnavalkya. Alors Maitreya dit : « Le Seigneur m'a affolée en assurant qu'il n'y a pas de conscience après la mort. » Il répondit : «Je ne parle pas pour affoler ; ma parole en vérité n'a d'autre objet que d'instruire. Là où il y a dualité, l'un voit l'autre, l'un entend l'autre, l'un connaît l'autre; mais quand tout est devenu l'Atma de chacun, qui et par qui pourrait-il voir, entendre, poser, connaître ? » Au sein de toute la philosophie védantique, cet exemple a ceci de très intéressant qu'on y voit une âme simple comme celle de Maitreya reculer « affolée» devant la perspective d'un évanouissement total de sa personnalité.
[4] Lors d’un concile en 869 après J.-.C. , Il fut décrété que l’on admettrait désormais que l’homme était composé d’un corps et d’une âme, celle-ci possédant quelques vagues attributs spirituels.
[5] Comme notre esprit est rattaché au Grand Esprit de l’Univers, de la même manière que l’Atma des hindous est rattaché à l’Atman, il ne peut être corrompu.  Seule l’âme peut l’être en raison de sa trop grande fusion avec le corps physique.
[6] Adombrer signifie « guider d’en haut ».

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