samedi 2 mai 2020

DEUXIÈME PARTIE : « UN CHEMIN VERS L'ESPRIT » DE PAUL COROZE


CARACTÈRE D’UN NOUVEAU CHEMIN DE CONNAISSANCE

Cette science du spirituel repose tout d'abord sur une connaissance approfondie de l'homme, des facultés humaines normales et de leur potentiel de développement. Une perception directe, immédiate, des réalités suprasensibles nous est en effet actuellement impossible, faute d'organes appropriés.

Pour y parvenir, il faut donc non seulement renforcer les facultés que nous possédons déjà, mais en outre apprendre comment on en acquiert de nouvelles qui, peu à peu, développeront en nous des organes de perception.
Cette connaissance de l'homme et des ressources, des possibilités dont le germe existe en lui, justifie le terme d'anthroposophie (sagesse de l'homme), donné par Rudolf Steiner à sa science du spirituel.

« L'esprit qui est dans l'homme » doit nous conduire vers « l'esprit qui est dans l'univers », vers l'esprit qui vit dans les mondes suprasensibles, mais aussi qui se manifeste au travers de la matière dans la nature. Ainsi se dessine aussitôt le double objet auquel tend à la fois la science spirituelle :
- d'une part, c'est une voie de développement intérieur ayant pour but l'acquisition de facultés nouvelles ;
 - d'autre part, c'est une méthode d'investigation des mondes extérieurs à l'homme, des mondes suprasensibles et aussi du monde de nature physique.

Ces deux aspects de la science spirituelle anthroposophique ne forment pas deux voies différentes auxquelles pourraient s'appliquer des « spécialistes » qui suivraient exclusivement l'une d'entre elles. Il serait faux et contraire à la méthode anthroposophique de s'enfermer entièrement en soi, de s'y claquemurer pour se complaire en des « états d'âme » rares et soigneusement cultivés en serre chaude. Il faut être capable de sortir de soi pour aller vers « l'esprit qui est dans l'univers ». Il faut s'intéresser, prendre même part activement à la vie de l'humanité et du monde.

Les états d'âme compliqués, tarabiscotés, les extases infinies ou les rêveries sentimentales, les intuitions vagues, l'exaltation religieuse, sont des dispositions intérieures nettement contraires à une science du spirituel. La méthode qu'enseigne cette science exige d'abord un esprit vigoureux, net, précis, amoureux du réel et capable de le distinguer de l'illusion, de la fantasmagorie ou des beaux rêves. Les facultés que la pratique de l'anthroposophie nous oblige à développer ou acquérir sont d'ailleurs précieuses dans toutes les circonstances de la vie.

Par contre l'investigation du monde extérieur, même du monde physique, ne peut pas aller fort loin sans le secours de facultés nouvelles qui n'existent encore en nous qu'à l'état embryonnaire. Or ces facultés ne peuvent être développées que par une culture intérieure appropriée et une discipline portant sur l'ensemble des facultés que nous possédons déjà : la pensée, le sentiment, la volonté.

Il ne faudrait surtout pas croire que le sentiment et la volonté soient entièrement inutiles pour parvenir à la connaissance. Le sentiment esthétique et le sentiment moral, le courage et la persévérance sont au contraire indispensables. Ils doivent seulement être sans cesse dirigés et contrôlés par la pensée.

C'est la pensée, en effet, qui doit jouer le rôle essentiel dans le développement spirituel anthroposophique. Elle doit tenir cette place primordiale parce que, de toutes nos facultés, c'est celle qui est la plus lumineusement consciente. Or c'est par la conscience que se manifeste en nous le moi, le spirituel. La pensée seule, la pensée pure, où ne se mêlent ni sentiments, ni désirs, est entièrement dans le champ de la conscience. C'est donc par la pensée que nous devons nous approcher de l'esprit.
Voici l'une des plus caractéristiques parmi les pages consacrées par Rudolf Steiner à ce sujet :

« La pensée est comme une île au milieu des flots d'impressions, de sentiments, dont l'écoulement constitue la vie de l'âme. On domine ses impressions ou ses sentiments lorsqu'on les a compris, c'est-à-dire quand on a conçu une idée qui les éclaire. Même dans le tumulte des passions et des émotions, un certain calme peut survenir si la nacelle de l'âme a su gagner l'île de la pensée.
L'âme possède une confiance naturelle dans la pensée. Elle sent qu'elle perdrait toute sécurité dans la vie si cette confiance lui était ôtée. 
..Quand on cultive ce sentiment de confiance dans la pensée, on s'aperçoit que la pensée n'existe pas seulement dans l'âme comme une force qu'on développe, mais qu'elle peut aussi, en pleine indépendance, se muer en un être cosmique. C'est cet être cosmique qu'il faut devenir si on veut vivre dans l'élément spirituel auquel participent à la fois l'homme et l'univers.
Pouvoir s'adonner à une vie de pensée est profondément apaisant, parce que l'âme sent qu'elle peut se détacher d'elle-même. Or, l'âme a besoin de ce sentiment autant que du sentiment opposé, à savoir qu'elle peut se concentrer complètement en elle-même. L'un et l'autre de ces sentiments représentent les oscillations nécessaires de sa vie normale : la vie de la pensée détache l'âme d'elle-même; la vie affective la concentre sur elle-même.
Ainsi, la pensée offre à l'âme la consolation dont elle a besoin lorsqu'elle se sent abandonnée au sein de l'univers. Car il est tout à fait légitime qu'on se dise : que suis-je donc, dans le grand cours des événements qui s'écoule d'un infini à l'autre, avec mes sentiments, mes désirs, mes volitions qui n'ont d'importance que pour moi-même? Mais le fait d'avoir bien saisi la vie de la pensée permet d'opposer à ce sentiment une expérience intérieure qui peut s'exprimer ainsi : la pensée qui est liée au cours des événements cosmiques te reçoit avec ton âme ; tu es uni à ces événements par ta pensée. On peut alors se sentir reçu et justifié par le cosmos[1]. »

Ainsi se dessine, dès le premier abord, la voie de connaissance que propose la science spirituelle. Elle est fondée sur la possibilité d'un développement harmonieux de l'ensemble des facultés humaines, mais où l'accent essentiel, la place centrale est réservée à la pensée. Le point de départ sera l'observation la plus précise des réalités extérieures et de la vie de l'âme. Il faudra ensuite exercer la pensée et renforcer la conscience. Ainsi se développeront peu à peu des facultés nouvelles permettant de percevoir et de comprendre le monde spirituel qui régit à la fois l'homme et l'univers.
Si on rapproche cette brève esquisse de ce qui a été dit au sujet d'autres méthodes, on arrivera mieux à caractériser les points essentiels et originaux de la science spirituelle.

Le monde physique n'est pas, d'après l'enseignement anthroposophique, une illusion mauvaise comme l'affirment les Hindous. Ce n'est pas non plus une création faite une fois pour toutes et d'où l'activité divine s'est retirée, comme l'enseignent les Églises chrétiennes. L'univers est à chaque instant la manifestation d'êtres suprasensibles qui viennent mêler leur activité aux forces du monde matériel. L'anthroposophie ne reconnaît pas l'opposition absolue qu'on établit d'ordinaire entre la matière et Dieu, entre le corps et l'esprit. Elle nous montre entre ces deux points extrêmes une série d'intermédiaires permettant de passer de l'un à l'autre. L'importance donnée au monde matériel, en tant qu'il est manifestation, symbole des mondes suprasensibles, sera donc le premier trait caractéristique de la science spirituelle.

L'observation la plus rigoureuse des choses et des faits du monde sensible peut, dans ces conditions, servir de point de départ pour notre voie qui s'oppose ainsi immédiatement aux méthodes hindoues.
Elle diffère également de la méditation mystique. Le mystique ne s'appuie pas sur une observation directe des réalités sensibles, mais sur un décor imaginé, et imaginé dans le seul but de déclencher l'émotion ou le sentiment. La science spirituelle exige que toute observation soit faite avec la rigueur et l'objectivité nécessaires pour qu'elle puisse mener à une connaissance. Sur ce point, la science spirituelle se rapproche des sciences de la nature.

En examinant de plus près comment agissent ces forces suprasensibles qui se manifestent dans la nature, nous sommes amenés à voir quelle est la suite qui va être donnée à notre méthode de connaissance.
Les activités suprasensibles qui viennent se mêler aux forces mécaniques, physiques ou chimiques propres au monde matériel, sont elles-mêmes d'ordre et de nature très différents. Elles sont la manifestation de mondes superposés qui s'interpénètrent. Chacun de ces mondes possède ses lois propres et ne peut donc être connu que par des méthodes appropriées à chacun de ces ordres d'activité. Ces méthodes diffèrent nécessairement aussi de celles applicables au monde physique.

Mais les activités qui s'exercent dans l'univers agissent également dans l'homme. De même que la pesanteur, la chaleur, toutes les lois physiques et chimiques ont une action sur notre corps physique, de même toutes les activités suprasensibles ont leur prolongement en nous.  L'homme les résume toutes en lui-même, il constitue un petit univers, un « microcosme ».
Percevoir ces forces suprasensibles en nous, les reconnaître dans la nature, telle est la double tâche d'une science du spirituel.




APPRENDRE À « LIRE L'UNIVERS »

Nous venons de voir que d'après l'enseignement de la science spirituelle, l'univers n'est pas homogène; il est constitué par une hiérarchie de mondes qui s'étagent depuis le pôle purement physique, celui de la matière minérale, inorganique, jusqu'à Dieu. Chacun de ces mondes se manifeste d'une part dans la nature, d'autre part dans l'homme. Nous pouvons donc retrouver la trace, la signature de chacun d'eux soit en nous-même, soit dans l'univers tel que nous l'atteignons par nos sens. Tout ce qui est sensible est symbole, image d'une réalité suprasensible. Mais il faut savoir lire ces images. Il faut donc tout d'abord apprendre cette lecture.

Mais s'il est nécessaire de distinguer ces mondes différents, il ne faut jamais perdre de vue qu'ils ne sont pas isolés les uns des autres. Ils sont liés au contraire par une étroite interdépendance. Un immense souffle de vie circule perpétuellement de Dieu vers la matière, et de la matière vers Dieu. Si l'univers n'est pas homogène, il constitue cependant une unité. C'est un vaste, un immense organisme vivant ; chaque monde ou chaque être, si minime soit-il, constitue un organe du grand être universel, contribue à sa vie et y participe.

La sagesse antique avait déjà perçu cette vie de l'univers et avait su l'exprimer dans la formule célèbre de la Table d'Émeraude : « Tout ce qui est en bas est semblable à ce qui est en haut et inversement tout ce qui est en haut est semblable à ce qui est en bas pour le mystère de la chose unique. »
Percer le mystère de cette unité aux aspects multiples, reconnaître ses reflets dans leur complexe diversité, c'est atteindre l'esprit qui vit dans l'univers.
Suspendu au centre de ce cosmos, entre le haut et le bas, l'homme participe à tous les mondes. Il perçoit l'appel qui vient des hauteurs, la réponse qui monte des profondeurs.  Tout se reflète en lui. En acquérir la conscience, c'est atteindre l'esprit qui vit dans l'homme.

Sur le chemin que nous allons suivre, nous irons à la découverte de ces mondes hiérarchisés, en partant de celui qui est le plus proche du monde physique, celui que la science spirituelle dénomme l'éthérique : le monde de la vie.



[1] Rudolf Steiner : Le Seuil du Monde Spirituel, chap. 1

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