CARACTÈRE
D’UN NOUVEAU CHEMIN DE CONNAISSANCE
Cette science du spirituel repose tout d'abord sur une
connaissance approfondie de l'homme, des facultés humaines normales et de leur
potentiel de développement. Une perception directe, immédiate, des réalités
suprasensibles nous est en effet actuellement impossible, faute d'organes
appropriés.
Pour y parvenir, il faut donc non seulement renforcer
les facultés que nous possédons déjà, mais en outre apprendre comment on en
acquiert de nouvelles qui, peu à peu, développeront en nous des organes de
perception.
Cette connaissance de l'homme et des ressources, des
possibilités dont le germe existe en lui, justifie le terme d'anthroposophie
(sagesse de l'homme), donné par Rudolf Steiner à sa science du spirituel.
« L'esprit qui est dans l'homme » doit nous conduire
vers « l'esprit qui est dans l'univers », vers l'esprit qui vit dans les mondes
suprasensibles, mais aussi qui se manifeste au travers de la matière dans la
nature. Ainsi se dessine aussitôt le double objet auquel tend à la fois la
science spirituelle :
- d'une part, c'est une voie de développement
intérieur ayant pour but l'acquisition de facultés nouvelles ;
- d'autre part,
c'est une méthode d'investigation des mondes extérieurs à l'homme, des mondes
suprasensibles et aussi du monde de nature physique.
Ces deux aspects de la science spirituelle
anthroposophique ne forment pas deux voies différentes auxquelles pourraient
s'appliquer des « spécialistes » qui suivraient exclusivement l'une d'entre
elles. Il serait faux et contraire à la méthode anthroposophique de s'enfermer
entièrement en soi, de s'y claquemurer pour se complaire en des « états d'âme »
rares et soigneusement cultivés en serre chaude. Il faut être capable de sortir
de soi pour aller vers « l'esprit qui est dans l'univers ». Il faut s'intéresser,
prendre même part activement à la vie de l'humanité et du monde.
Les états d'âme compliqués, tarabiscotés, les extases
infinies ou les rêveries sentimentales, les intuitions vagues, l'exaltation
religieuse, sont des dispositions intérieures nettement contraires à une
science du spirituel. La méthode qu'enseigne cette science exige d'abord un
esprit vigoureux, net, précis, amoureux du réel et capable de le distinguer de
l'illusion, de la fantasmagorie ou des beaux rêves. Les facultés que la pratique
de l'anthroposophie nous oblige à développer ou acquérir sont d'ailleurs
précieuses dans toutes les circonstances de la vie.
Par contre l'investigation du monde extérieur, même du
monde physique, ne peut pas aller fort loin sans le secours de facultés
nouvelles qui n'existent encore en nous qu'à l'état embryonnaire. Or ces
facultés ne peuvent être développées que par une culture intérieure appropriée
et une discipline portant sur l'ensemble des facultés que nous possédons déjà :
la pensée, le sentiment, la volonté.
Il ne faudrait surtout pas croire que le sentiment et
la volonté soient entièrement inutiles pour parvenir à la connaissance. Le
sentiment esthétique et le sentiment moral, le courage et la persévérance sont
au contraire indispensables. Ils doivent seulement être sans cesse dirigés et
contrôlés par la pensée.
C'est la pensée, en effet, qui doit jouer le rôle
essentiel dans le développement spirituel anthroposophique. Elle doit tenir
cette place primordiale parce que, de toutes nos facultés, c'est celle qui est
la plus lumineusement consciente. Or c'est par la conscience que se manifeste
en nous le moi, le spirituel. La pensée seule, la pensée pure, où ne se mêlent
ni sentiments, ni désirs, est entièrement dans le champ de la conscience. C'est
donc par la pensée que nous devons nous approcher de l'esprit.
Voici l'une des plus caractéristiques parmi les pages
consacrées par Rudolf Steiner à ce sujet :
« La pensée est comme une île au milieu
des flots d'impressions, de sentiments, dont l'écoulement constitue la vie de
l'âme. On domine ses impressions ou ses sentiments lorsqu'on les a compris,
c'est-à-dire quand on a conçu une idée qui les éclaire. Même dans le tumulte
des passions et des émotions, un certain calme peut survenir si la nacelle de l'âme
a su gagner l'île de la pensée.
L'âme possède une confiance naturelle dans la pensée.
Elle sent qu'elle perdrait toute sécurité dans la vie si cette confiance lui
était ôtée.
..Quand on cultive ce sentiment de confiance dans la
pensée, on s'aperçoit que la pensée n'existe pas seulement dans l'âme comme une
force qu'on développe, mais qu'elle peut aussi, en pleine indépendance, se muer
en un être cosmique. C'est cet être cosmique qu'il faut devenir si on veut
vivre dans l'élément spirituel auquel participent à la fois l'homme et
l'univers.
Pouvoir s'adonner à une vie de pensée est profondément
apaisant, parce que l'âme sent qu'elle peut se détacher d'elle-même. Or, l'âme
a besoin de ce sentiment autant que du sentiment opposé, à savoir qu'elle peut se
concentrer complètement en elle-même. L'un et l'autre de ces sentiments
représentent les oscillations nécessaires de sa vie normale : la vie de la
pensée détache l'âme d'elle-même; la vie affective la concentre sur elle-même.
Ainsi, la pensée offre à l'âme la consolation dont
elle a besoin lorsqu'elle se sent abandonnée au sein de l'univers. Car il est
tout à fait légitime qu'on se dise : que suis-je donc, dans le grand cours des
événements qui s'écoule d'un infini à l'autre, avec mes sentiments, mes désirs,
mes volitions qui n'ont d'importance que pour moi-même? Mais le fait d'avoir
bien saisi la vie de la pensée permet d'opposer à ce sentiment une expérience
intérieure qui peut s'exprimer ainsi : la pensée qui est liée au cours des
événements cosmiques te reçoit avec ton âme ; tu es uni à ces événements par ta
pensée. On peut alors se sentir reçu et justifié par le cosmos[1]. »
Ainsi se dessine, dès le premier abord, la voie de
connaissance que propose la science spirituelle. Elle est fondée sur la
possibilité d'un développement harmonieux de l'ensemble des facultés humaines,
mais où l'accent essentiel, la place centrale est réservée à la pensée. Le
point de départ sera l'observation la plus précise des réalités extérieures et
de la vie de l'âme. Il faudra ensuite exercer la pensée et renforcer la
conscience. Ainsi se développeront peu à peu des facultés nouvelles permettant
de percevoir et de comprendre le monde spirituel qui régit à la fois l'homme et
l'univers.
Si on rapproche cette brève esquisse de ce qui a été
dit au sujet d'autres méthodes, on arrivera mieux à caractériser les points
essentiels et originaux de la science spirituelle.
Le monde physique n'est pas, d'après l'enseignement anthroposophique,
une illusion mauvaise comme l'affirment les Hindous. Ce n'est pas non plus une
création faite une fois pour toutes et d'où l'activité divine s'est retirée,
comme l'enseignent les Églises chrétiennes. L'univers est à chaque instant la
manifestation d'êtres suprasensibles qui viennent mêler leur activité aux
forces du monde matériel. L'anthroposophie ne reconnaît pas l'opposition
absolue qu'on établit d'ordinaire entre la matière et Dieu, entre le corps et
l'esprit. Elle nous montre entre ces deux points extrêmes une série
d'intermédiaires permettant de passer de l'un à l'autre. L'importance donnée au
monde matériel, en tant qu'il est manifestation, symbole des mondes suprasensibles,
sera donc le premier trait caractéristique de la science spirituelle.
L'observation la plus rigoureuse des choses et des
faits du monde sensible peut, dans ces conditions, servir de point de départ
pour notre voie qui s'oppose ainsi immédiatement aux méthodes hindoues.
Elle diffère également de la méditation mystique. Le
mystique ne s'appuie pas sur une observation directe des réalités sensibles,
mais sur un décor imaginé, et imaginé dans le seul but de déclencher l'émotion
ou le sentiment. La science spirituelle exige que toute observation soit faite
avec la rigueur et l'objectivité nécessaires pour qu'elle puisse mener à une connaissance. Sur ce point, la science
spirituelle se rapproche des sciences de la nature.
En examinant de plus près comment agissent ces forces
suprasensibles qui se manifestent dans la nature, nous sommes amenés à voir
quelle est la suite qui va être donnée à notre méthode de connaissance.
Les activités suprasensibles qui viennent se mêler aux
forces mécaniques, physiques ou chimiques propres au monde matériel, sont
elles-mêmes d'ordre et de nature très différents. Elles sont la manifestation
de mondes superposés qui s'interpénètrent. Chacun de ces mondes possède ses
lois propres et ne peut donc être connu que par des méthodes appropriées à
chacun de ces ordres d'activité. Ces méthodes diffèrent nécessairement aussi de
celles applicables au monde physique.
Mais les activités qui s'exercent dans l'univers
agissent également dans l'homme. De même que la pesanteur, la chaleur, toutes
les lois physiques et chimiques ont une action sur notre corps physique, de
même toutes les activités suprasensibles ont leur prolongement en nous. L'homme les résume toutes en lui-même, il
constitue un petit univers, un « microcosme ».
Percevoir ces forces suprasensibles en nous, les
reconnaître dans la nature, telle est la double tâche d'une science du
spirituel.
APPRENDRE
À « LIRE L'UNIVERS »
Nous venons de voir que d'après l'enseignement de la
science spirituelle, l'univers n'est pas homogène; il est constitué par une
hiérarchie de mondes qui s'étagent depuis le pôle purement physique, celui de
la matière minérale, inorganique, jusqu'à Dieu. Chacun de ces mondes se
manifeste d'une part dans la nature, d'autre part dans l'homme. Nous pouvons
donc retrouver la trace, la signature de chacun d'eux soit en nous-même, soit
dans l'univers tel que nous l'atteignons par nos sens. Tout ce qui est sensible est symbole, image d'une réalité suprasensible.
Mais il faut savoir lire ces images. Il faut donc tout d'abord apprendre cette
lecture.
Mais s'il est nécessaire de distinguer ces mondes
différents, il ne faut jamais perdre de vue qu'ils ne sont pas isolés les uns
des autres. Ils sont liés au contraire par une étroite interdépendance. Un
immense souffle de vie circule perpétuellement de Dieu vers la matière, et de
la matière vers Dieu. Si l'univers n'est pas homogène, il constitue cependant
une unité. C'est un vaste, un immense organisme vivant ; chaque monde ou chaque
être, si minime soit-il, constitue un organe du grand être universel, contribue
à sa vie et y participe.
La sagesse antique avait déjà perçu cette vie de
l'univers et avait su l'exprimer dans la formule célèbre de la Table d'Émeraude
: « Tout ce qui est en bas est semblable à ce qui est en haut et inversement tout
ce qui est en haut est semblable à ce qui est en bas pour le mystère de la
chose unique. »
Percer le mystère de cette unité aux aspects
multiples, reconnaître ses reflets dans leur complexe diversité, c'est atteindre
l'esprit qui vit dans l'univers.
Suspendu au centre de ce cosmos, entre le haut et le
bas, l'homme participe à tous les mondes. Il perçoit l'appel qui vient des
hauteurs, la réponse qui monte des profondeurs.
Tout se reflète en lui. En acquérir la conscience, c'est atteindre
l'esprit qui vit dans l'homme.
Sur le chemin que nous allons suivre, nous irons à la découverte
de ces mondes hiérarchisés, en partant de celui qui est le plus proche du monde
physique, celui que la science spirituelle dénomme l'éthérique : le monde de la
vie.
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