lundi 4 mai 2020

ARTICLE D'INTRODUCTION AU LIVRE « UN CHEMIN VERS L'ESPRIT » DE PAUL COROZE




NOTICE SUR RUDOLF STEINER

Les deuils qui frappent l'humanité le plus lourdement sont souvent ceux qu'elle subit sans le savoir.

Si quelques-uns de ceux qui ont vécu dans l'entourage immédiat de Rudolf Steiner ont pressenti de son vivant l'élévation de cet être au-dessus des autres hommes, ce fut un don de leur destinée. Mais la plupart de ses contemporains l'ont ignoré. Rudolf Steiner meurt à soixante-quatre ans, laissant derrière lui une œuvre de Titan.

Ceux-là peuvent employer un tel mot qui furent témoins de son activité, qui l'ont vu notamment dans les dix dernières années de sa vie réaliser, en dépit des forces destructrices de la guerre, son Université de science spirituelle, créer de toutes pièces ce foyer d'une civilisation nouvelle, redresser le sens social et le sens moral défaillants de l'après-guerre, les régénérer pratiquement par des entreprises industrielles, des cliniques, des laboratoires, des écoles, se consacrer enfin, au lendemain de l'incendie du premier  « Gœthéanum », à l'édification du second monument qui couronne aujourd'hui la colline de Dornach.


Le second Goethéanum aux lignes artistiques, construit en béton, un tour de force dans le premier quart du 20e siècle.


Activité titanesque, certes, que nous n'avons évoquée qu'en sa dernière période, et sous sa face extérieure. Mais le travail spirituel intérieur qui la sous-tendait, moins tangible, évoque une énergie plus rare encore. Cette énergie s'est poursuivie sans une défaillance jusqu'à l'instant où la mort même est venue croiser ces mains toujours prêtes à transmuer en bienfaits salutaires les vérités arrachées au monde spirituel pour les donner aux hommes.

C'est le sort de tous ceux qui viennent en ce monde apporter la lumière que d'être repoussés par les ténèbres.  Peu d'hommes auront été de leur vivant aussi méconnus que lui.  Méconnu dans la portée séculaire de son œuvre de philosophe, de moraliste, d'artiste, méconnu dans ses tentatives de redressement social, éducatif, religieux, méconnu jusque dans sa personnalité humaine, en laquelle, selon le témoignage si juste d'Albert Steffen, « nous n'avons jamais pu trouver de tache ».

L'hostilité put entraver son œuvre, non l'enrayer.  Il n'y avait en lui nulle place pour la faiblesse, le découragement, ou cette forme orgueilleuse du découragement qui s'appelle le renoncement.  Car il ne s'agissait pas de lui; et si dans sa sensibilité il ressentait jusqu'au vif tous les coups qui frappaient son œuvre, il n'en retirait jamais d'amertume personnelle, seulement de l'angoisse pour sa mission.

Cette mission fut la suprême raison de sa vie; c'est pourquoi nous ne dirons pas qu'il fut l'un des nôtres, même des meilleurs, mais qu'il est venu parmi nous. Sa vie, sa parole, son œuvre entière, furent un message.

***

Les dates qui limitent la vie de Rudolf Steiner sur terre évoquent la crise de l'humanité qui passe de la mentalité du XIXe siècle à celle du XXe comme un serpent change de peau, par une série de craquements, de soubresauts et de retournements inquiétants. Il naît en Hongrie en 1861 et meurt en Suisse, à Dornach, en 1925. Entre ces deux dates, un bouleversement si profond s'est produit dans les esprits que d'une génération à l'autre ce sont deux mentalités opposées qui s'affrontent.

Dans la première période de sa vie, Rudolf Steiner prend conscience du milieu où il grandit ; il en éprouve les germes de mort en même temps que s'affermit en lui la vision des réalités spirituelles qui en seront les antidotes ; dans la seconde, au début du siècle nouveau, commence sa vie active, son intervention ouverte dans les courants spirituels de l'époque, son rôle de guide qu'il poursuit pendant un quart de siècle dans les domaines les plus variés de l'activité humaine.

L'état de l'Europe, au dernier tiers du siècle dernier, se ressent du morne esprit « fin de siècle » qui règne dans les milieux cultivés. Si la pensée occidentale a traversé des époques plus sombres, elle n'a pas connu de nuit spirituelle plus désespérée qu'alors. La réalité spirituelle lui échappe. Les phénomènes lui apparaissent comme une mosaïque de faits dont elle ne saisit pas le lien interne. Leur explication lui manque. Elle se sent dépassée par le mystère de la vie. Le problème de la mort lui paraît également insoluble. Faut-il renoncer à la recherche des causes inconnues, à tout ce qui fait appel à autre chose qu'à un raisonnement logique qui tire automatiquement les conséquences des faits matériels ? 

Dans le monde qu'il étudie, le savant ne voit plus que la matière : l'observation du corps humain ne révèle plus au médecin le «  temple de Dieu », mais « un système d'appareils enfermés dans un sac de peau ». La vie de l'âme semble un apport accessoire d'une inconsistance mystérieuse et dangereuse en face des rigueurs logiques de l'expérience sensible.

L'esprit banni de la nature, l'âme bannie de la conscience, toutes les anciennes notions qui faisaient supporter la vie s'effondrent. L'aspect mécanique du monde ne suggère plus que ce pessimisme résigné où ont sombré les savants et les médecins tirant les conséquences de leur science.  Répercuté dans les millions d'êtres qui ont placé leur idéal total dans la science naissante, ce pessimisme gagne les mœurs, la vie pratique; il se répercute dans les milieux d'artistes, d'intellectuels, et s'infiltre jusque dans la conscience populaire qu'il désagrège.

La religion cherche à sauvegarder le domaine moral, la réponse aux grandes questions finales devant lesquelles la science se tait. Elle ne peut toutefois que maintenir les croyances en des dogmes. Elle ne conduit plus vers des certitudes que l'âme puisse voir, mais vers un ensemble de traditions et de probabilités auxquelles il faut croire. Elle-même a perdu la vision des réalités spirituelles sur lesquelles elle repose et qu'elle enseigne encore. 

L'immortalité de l'âme, la Providence divine sont maintenues comme l'apaisement suprême aux aspirations invincibles de l'homme.  « Je ne peux pas vivre sans croire » s'écrie l'âme religieuse. Mais cette impérieuse nécessité de l'âme est incapable de saisir l'objet spirituel de ses vœux : Dieu ! Ce nom n'évoque plus qu'un concept plus ou moins chargé d'une puissance d'émotion et d'évocation purement subjectives.

La science enregistre des faits, mais ne peut saisir derrière eux l'unité spirituelle qui les relie.  La religion prêche cette réalité et cette unité de l'esprit, mais elle ne peut plus s'en faire qu'une idée abstraite.

Tel s'est posé le dilemme à la fin du siècle dernier. Deux mondes isolés l'un de l'autre, antagonistes, n'offrant chacun qu'une image fragmentaire de la réalité.  Entre eux, le partage des consciences et l'abîme où sombrent tant d'esprits sincères, mais trop faibles pour atteindre par eux-mêmes à la vérité. 

A Vienne, où Steiner fait ses études universitaires, tous ces problèmes sont désespérément agités.  En Allemagne où il se rend plus tard, il percevra l'écho des luttes que Nietzsche a livrées pour conquérir la lumière qu'il pressentait. Mais Nietzsche est retombé impuissant, vaincu, dément, pour avoir tenté de percer les murs qui étouffaient son esprit. Le sillage lumineux de la pensée de Gœthe offrira seul à Steiner une transition favorable pour ses propres idées.  La pensée olympienne de Gœthe, dont on ne comprend pas encore toute la profondeur, mais que le prestige du poète contraint de respecter, sert d'introduction illustre aux premières œuvres de Steiner.

Pour apprécier la nouveauté que ces œuvres apportent dans la morne lassitude des esprits en cette fin du XIXe siècle, il faut se rendre compte des dispositions spéciales dont Rudolf Steiner était doué et qui le désignaient à l'avance pour occuper la place qu'il allait prendre dans la pensée moderne.

Les traits qui caractérisent ses premières impressions d'enfant sont doubles : il possède un regard clairvoyant qui plonge derrière le voile du monde sensible, et d'autre part les manifestations du monde qui l'entoure éveillent en lui un intérêt attentif.

Le double attrait qu'il ressent se trahit dès sa petite enfance. Son père était chef de gare du réseau sud-autrichien. Il reçut du cadre entourant ses premières années des images auxquelles il attribua par la suite une certaine importance. Dans les petites stations de la vallée, dominées par la haute chaîne des Alpes styriennes, le passage des trains était la seule incursion du monde moderne de la machine; et il provoquait en lui un grand intérêt. 

« Et pourtant je sais, disait-il, combien la part que prend l'enfant à la beauté et à la majesté de la nature peut être troublée par le mécanisme de ces trains qui s'enfuient au loin.»

La première instruction, assez négligée, le laisse développer librement l'intérêt passionné qu'il prêtait à toutes choses. Il avait neuf ans quand il tomba sur un petit livre de géométrie auquel il doit « d'avoir appris ce qu'est le bonheur. » Dans ce premier contact avec des constructions de l'esprit pur, il trouvait en effet la première confirmation d'un état intérieur qu'il connaissait déjà ; il trouvait la garantie qu'un monde parfaitement réel de formes intérieures peut vivre en nous sans rien emprunter aux sens.

A mesure qu'il grandit, il se rend compte que la réalité de ce monde échappe aux hommes qui l'entourent; ou du moins elle ne leur apparaît que comme un reflet, un mirage douteux en comparaison des faits positifs, indiscutables, palpables, contrôlés par les sens. Cette constatation, si en fait elle l'isole au milieu de ses compagnons les plus proches, stimule d'autant son désir de s'instruire, d'acquérir la force qui lui sera nécessaire pour justifier un jour aux yeux de tous la réalité du monde qui vit en lui.

Vers douze ans, il entre dans une école où se forment les jeunes ingénieurs (Realschule) et où il reçoit, avec les bases d'une culture générale, une forte discipline scientifique. Il en ressort boursier à dix-sept ans et part alors pour Vienne, où il va fréquenter l'Université. Il y poursuit ses études scientifiques, qu'il mène de front avec l'étude des philosophes dans laquelle il se plonge.

Cette double formation, scientifique et philosophique, répond aux exigences primordiales de sa nature ; car elle fait ressortir à ses yeux l'unité qu'il avait toujours sentie entre les phénomènes, objets de la science, et les « idées » qui résident derrière les phénomènes, objets de la philosophie.

En lui s'opère naturellement la synthèse des idées et des faits ; car sa perception s'étend avec autant de rigueur à un domaine qu'à l'autre. Mais comment prouver cette unité aux hommes qui ne perçoivent que le monde sensible ? Comment leur démontrer que dans la pensée humaine, « c'est un esprit réel qui agit ? » Telle était pour Steiner à dix-sept ans la question essentielle. 

« L'importance de la pensée, dit-il, était pour moi d'une réalité qui ne supportait aucun doute. L'expérience du monde sensible me paraissait moins sûre. Il est là, mais on ne le saisit pas comme la pensée. Il peut receler en lui ou derrière lui un élément d'existence inconnu. »

On le voit : ce n'est pas sous cette forme d'hallucinations maladives que le monde spirituel se révélait dès son enfance à Rudolf Steiner. Sa clairvoyance s'élevait bien au-dessus des phénomènes psychiques et atteignait, dans le plein jour de la conscience, la sphère où les archétypes de notre monde sensible vivent leur existence propre. Dans ces sphères où son regard plongeait naturellement, il pouvait saisir non seulement le type primordial de la plante ou de l'animal qui s'offrait à sa vue sensible, mais encore derrière tout homme le « génie » individuel.  

« Je continuais à suivre l'individualité après la mort sur son chemin dans le monde spirituel. »  J'écrivis une fois à l'un de mes anciens maîtres qui était resté mon ami après la « Realschule » et je lui parlai de ce côté de ma vie intérieure au sujet de la mort d'un de mes camarades. Il me répondit avec une très grande affection, mais sur ce sujet pas un mot.»

On l'aimait et il lia un grand nombre de belles et profondes amitiés, mais on n'enveloppait que d'un étonnement silencieux les rares occasions où l'exceptionnelle disposition de sa nature se révélait au dehors. Cette circonstance extérieure l'exhorta encore davantage à acquérir, même sous leur aspect matérialiste, toutes les connaissances que son temps pouvait lui offrir, afin d'en démontrer un jour la profonde communauté avec les connaissances suprasensibles dont on ne reconnaissait pas l'existence. 

 « Mon activité dans le domaine spirituel ne me gênait pas quand il s'agissait d'apprendre les sciences comme on les enseignait alors; je me consacrais à l'étude tout en conservant au fond de moi l'espoir de réunir un jour cette connaissance des sciences de la nature à celle de l'esprit

Cet espoir allait être affermi par une des rencontres les plus marquantes de sa vie : son initiation à l'œuvre scientifique de Gœthe.

L'intuition qui a mené Gœthe à ses découvertes scientifiques lui a découvert une vision nouvelle des choses. Dans la conception scientifique du poète, le monde de la nature et le monde de l'esprit ne sont pas disjoints par un découpage arbitraire de la réalité. La connaissance est un seul et même acte créateur de l'homme dans lequel deux réalités s'unissent : celle de l'esprit et celle de la nature.

On ne trouvait alors dans la philosophie scientifique nulle compréhension pour cet aspect de l'œuvre gœthéenne. Kürschner, qui publie la grande édition des œuvres complètes de Gœthe, en confie à Rudolf Steiner la partie scientifique. Steiner les publie, avec notes et préfaces ; il en développe plus amplement encore toute la portée dans le premier ouvrage personnel qu'il écrit : Principes d'une épistémologie de la pensée gœthéenne.

Ce petit livre contenait déjà toute la synthèse steinerienne que les ouvrages suivants allaient développer. Il apportait le premier essai d'une méthode pour la conquête des mondes spirituels.
Rudolf Steiner poursuit dès lors sans interruption la tâche dont il vient de poser les prémisses. Il se consacre d'abord à en établir la base philosophique.

* * *

Le livre qui marque une époque dans l'évolution de sa pensée, c'est La Philosophie de la Liberté Steiner le publie en 1894.  Pour saisir la portée de cet ouvrage, caractérisé déjà par son sous-titre, « Observations de l'âme conduites selon la méthode scientifique », il faut se rendre compte que l'auteur y jette les fondements d'une connaissance transcendentale dont Kant, et à sa suite toute la philosophie officielle de l'Europe, avait refusé l'accès à la pensée un siècle auparavant.

L'objet de la connaissance, le phénomène, était tiré exclusivement de l'expérience sensible. On croyait que « rien ne peut exister dans l'intelligence qui auparavant n'ait été dans les sens ».  La tâche de Steiner fut de montrer, au cours de sa vie, que si nos connaissances sont bornées, ce n'est pas par nécessité absolue de la nature humaine, mais parce que nous traversons le moment de l'évolution où l'homme a perdu la vision spirituelle du passé et n'a pas encore développé les organes clairvoyants qu'il possédera plus tard.

L'homme vit au confluent de deux réalités : sensible et suprasensible.  Le monde du toucher matériel, des couleurs, des sons physiques, était pour lui jadis l'illusion; aujourd'hui la situation s'est renversée et l'esprit lui paraît illusoire. Mais il n'est pas incompatible avec la nature humaine de maintenir en elle à la fois les deux natures de perception, les deux réalités, ou plus exactement les deux faces d'une même réalité. Car ces deux mondes s'abordent en l'homme, s'unissent en lui pour créer enfin la vérité non plus tronquée, mais totale.

S'il fut nécessaire, pour obtenir la vision nette des choses sensibles, que l'homme soit pour un temps frappé d'une cécité spirituelle, le but est désormais atteint. S'attarder dans cette situation serait arrêter le cours évolutif de l'humanité.  Confrontons sous le regard de notre conscience les données de l'esprit et celles des sens et nous accomplirons la véritable fonction d'un être placé à l'intersection de ces deux mondes : les connaître et les expliquer l'un par l'autre.

Dès lors Steiner rétablit à sa véritable place l'instrument de la connaissance : la pensée.  Elle n'est plus communément utilisée que comme l'agent d'explication des phénomènes sensibles. Elle peut devenir l'instrument de vision pour les réalités concrètes de l'esprit Le spirituel concret, voilà ce qui fut jadis l'objet de la vision collective de l'humanité, mais qui peut devenir aujourd'hui l'objet de la pensée individualisée. La pensée peut dépasser l'aspect transitoire et partiel des phénomènes physiques; derrière cet aspect, elle peut saisir la réalité qui demeure et préside aux changements de formes. 

La pensée, sous sa forme passive, reçoit des sens le contenu de la perception. Elle peut en outre développer une force active, parvenir à l'imagination, à l'inspiration, à l'intuition. La collaboration des forces passive et active de la pensée, dans l'acte de la connaissance, est nécessaire à l'établissement de la vérité.

Quelques années après la parution de La Philosophie de la Liberté, Bergson devait revendiquer les droits de ce qu'il appelait également l'intuition. Mais, si paradoxal que cela paraisse, autant celle de Rudolf Steiner est d'ordre philosophique, autant celle de Bergson est d'une origine mystique étrangère à la pensée. 

L'intuition steinerienne n'émane pas d'une zone indéterminée de la conscience ; elle est un accroissement de la force pensante qui, après s'être exercée sur les perceptions, s'élève jusqu'aux idées qui expriment l'ordonnance générale du monde. Elle n'oppose pas deux natures humaines l'une à l'autre.

C'est pourquoi nous trouvons cette intuition à la base de l'acte libre par excellence.  L’homme s'éveille intérieurement; il s'élève au-dessus de tout ce qui lui impose le poids d'une nécessité : contraintes naturelles, contraintes sociales. Steiner atteint ici le centre de la personnalité humaine qui, par-delà tout caractère restrictif de race, d'âge ou de sexe, se rattache aux profondeurs divines dont le monde tire lui-même son origine. 

« En ce centre, dit-il, se rencontrent la connaissance du vrai, l'apparition du beau dans l'art, la naissance du bien dans la volonté morale. Si ce centre agit dans la claire lumière de l'esprit, la volonté devient libre. Liberté née de l'harmonie avec l'esprit du monde qui ne crée pas d'après une nécessité étrangère, mais pour la seule réalisation de son être propre. De ce centre naissent les intuitions morales. »

Ce centre, l'homme peut en prendre conscience théoriquement. Voilà ce qu'établit l'œuvre philosophique de Steiner.

Mais une question se pose maintenant : quels sont ceux qui peuvent l'atteindre en fait ? N'est-il pas accessible qu'aux philosophes entraînés à un exercice de pensée étranger à la majorité des hommes ? Non. Ces arcanes dans lesquels la vérité se révèle sous sa triple face d'objet de connaissance, objet de beauté, objet de bien moral, des esprits y ont pénétré à toutes les époques - ceux qui furent appelés les initiés. 

Ceux-là possédaient des organes naturellement éveillés à la perception interne. S'ils ont parfois décrit les révélations dont ils ont joui, aucun n'a pourtant indiqué la méthode universelle et sûre qui eût permis aux autres hommes de posséder à leur tour ces organes de clairvoyance. Plusieurs ont employé, dans leurs investigations, des pratiques inconciliables avec une morale saine et avec la rigueur, la précision, la maîtrise de pensée de l'homme moderne. C'est pourquoi leurs révélations, si véridiques qu'elles aient été, sont demeurées le domaine de l'occultisme, de la science secrète.  

Ils ont fui le plein jour de l'examen logique, du contrôle sensible, parce qu'ils n'avaient pas encore suffisamment jeté les ponts entre la réalité de l'esprit et celle des sens.

Le terme d'occultiste appliqué dans cette acception à Rudolf Steiner est un contresens. Il ne pourrait s'entendre qu'au sens où Steiner, ayant connu les vérités occultes, est celui qui les a révélées, qui en a ouvert l'accès aux hommes. Il tire de la nuit qui la recouvre la sagesse des Mystères gardée « occultement » et l'éternelle splendeur de cette sagesse se révèle à notre époque. Venue de plus loin, elle va aussi plus loin que notre science actuelle et lui trace sa voie.  Les limites que s’imposait une connaissance asservie au sensible tombent devant elle.  Rudolf Steiner accomplit le geste que Prométhée expia sur son rocher : il apporte aux hommes le feu de l’esprit, non plus à quelques privilégiés, mais à tous ceux que leur sincérité, leur amour de l’évolution humaine, leur désir de perfectionnement guident jusqu’aux confins de l’esprit.

***

L'accomplissement de cette œuvre fut pour Rudolf Steiner une mission - avec tout ce que ce terme comporte de responsabilité et d'abnégation.
Parlant dans son autobiographie de la répugnance traditionnelle qui existait chez la plupart des initiés à révéler au public les enseignements de l'ésotérisme, il explique en termes simples le point de vue qu'il adopta : 

« Si je devais déployer une activité extérieure en faveur d'une connaissance de l'esprit, il me fallait briser avec cette tradition. Je me voyais placé en face des exigences de la vie intellectuelle du présent. Elles ne supportent plus un enseignement secret comme aux anciens temps. 

Nous vivons à une époque qui réclame qu'en tout domaine les connaissances soient rendues publiques. Le mystère y est un anachronisme. Tout au plus est-il possible de ne communiquer que par étapes la connaissance de l'esprit et de ne laisser parvenir aux degrés supérieurs de cette science personne qui n'a auparavant connu les degrés inférieurs, comme cela se passe dans tout enseignement scolaire : Je n'étais d'ailleurs pas engagé au secret vis-à-vis de personne. Car je n'empruntais rien à l'« antique Sagesse» ; toute ma connaissance spirituelle était le résultat de mes propres investigations. 

En face de ma connaissance, l'« antique Savoir» que je pouvais rencontrer dans la tradition ne me servait qu'à constater la conformité de nos vues et en même temps les progrès qui s'ouvraient à l'investigation moderne. - J'avais donc, d'un certain point de vue, la claire notion de bien faire en commençant publiquement une action en faveur de la connaissance de l'esprit. »



portrait de Rudolf Steiner



Les deux coupoles du premier édifice appelé « le Goethéanum » en mémoire de Goethe, poète, scientifique et homme d'état.  Il brûla à la Saint-Sylvestre 1923.



Le premier Goethéanum lorsqu'il fut complété




Intérieur de la grande salle du premier Goethéanum





Mais l'opposition entre ce qu'il devait dire et les idées courantes était si forte que son intervention publique offrait du point de vue extérieur d'autres difficultés. 

« De tous côtés m'assaillait cette question : comment trouver un chemin pour donner à ma vision intérieure de la vérité des formes d'expression qui puissent être acceptées par l'époque ? »

Avec les premières années du siècle nouveau, il sembla pourtant que le sommeil spirituel fût devenu moins dense qu'au dernier tiers du XIXe siècle. 

« Il m'apparut vers 1900 que la scission entre l'esprit et la pensée humaine venait d'atteindre son point culminant.  Je voyais une lumière nouvelle luire devant les hommes. Un redressement dans l'évolution s'imposait comme une nécessité. »

Steiner entreprend dès lors une activité de cours et de conférences qui le mènera finalement à la fondation de l'anthroposophie ou sagesse de l'homme. L'occasion qu'il prend pour commencer, la Société théosophique la lui offre en l'invitant à donner à ses membres une série de conférences sur « La mystique à l'aube des temps modernes. »

Les œuvres qui datent de cette période sont celles qui décrivent la voie que l'âme peut suivre pour éveiller les organes de perception suprasensible dont le germe existe en chaque homme. Si « La Philosophie de la Liberté » indiquait la voie par laquelle la pensée parvient à saisir les réalités spirituelles, il fallait que les organes plus subtils du sentiment et de la volonté reçoivent eux aussi une discipline qui les métamorphose. 

Atrophié par la prédominance des sens, desséché par l'abstraction de la vie moderne, l'exercice de ces organes est confié généralement à  la fantaisie, à l'arbitraire. Enveloppés d'une buée d'inconscience, ou bien ils dépérissent et appauvrissent ainsi la vie psychique, ou bien leur prolifération anormale envahit la vie quotidienne et menace de la ruiner. Les perceptions suprasensibles qui leur parviennent échappent au contrôle de la conscience saine ; celle-ci se résorbe alors au profit d'une vie de rêve accompagnée de phénomènes morbides.

C'est donc ce domaine intime de l'âme qu'il faut assainir en premier lieu pour permettre à la pensée de partir avec sécurité à la recherche de la connaissance spirituelle. Les exercices que Rudolf Steiner décrit pour la culture particulière de chacune des activités de l'âme transforment celle-ci graduellement en un instrument d'auto-initiation.

Car l'accès des forces actives de la pensée, du sentiment et de la volonté aux sources de l'imagination, de l'inspiration et de l'intuition, se fait sous le contrôle conscient et absolu du moi. Seule cette initiation, réalisée dans la pleine maîtrise de soi-même, peut garantir l'objectivité des connaissances que l'on acquiert ainsi. Steiner a le droit de dire que cette méthode d'initiation mène à des résultats aussi rigoureux, aussi soumis au contrôle de ceux qui la suivent que les expériences d'un savant contrôlé par un autre savant.

Au cours des cycles de conférences qu'il a tenus pendant près de vingt-cinq ans, Steiner a transcrit, avec une méthode et une clarté encore inconnues en ces domaines, le monde qui se révèle à celui qui franchit les limites de la connaissance sensible.

Il a retracé la constitution des sphères célestes auxquelles l'homme participe, même s'il n'en a plus conscience aujourd'hui, ce royaume des Fils de Dieu dont les actions confluent dans la créature. Il a révélé la place qu'occupe l'être humain dans l'univers, à la cime des règnes naturels et, en même temps, à la base des hiérarchies ·divines, point de contact de deux mondes. Il a déchiré le voile qui si longtemps a caché la véritable grandeur cosmique de l'Être qui gouverne l'évolution terrestre : le Christ. Par lui, l'expérience mystique du Christ, développée par la religion, se double d'une expérience cosmique ; elle dépasse la portée religieuse de l'événement du Golgotha pour suivre, à travers tout le cercle de notre système solaire, l'impulsion qui parcourt la race humaine et la guide vers ses buts suprêmes. 

Rudolf Steiner est venu indiquer le moyen qui s'offre aux hommes de cette époque non plus seulement pour retrouver le Christ au fond d'eux-mêmes, mais pour reconnaître sa force agissante dans tous les phénomènes de l'univers.

Une science christianisée, un christianisme devenu universel, voilà ce qu'il propose de réaliser. Il a donné lui-même l'exemple de la régénération que cet idéal apporte lorsqu'il rayonne sur toutes les activités humaines. L'œuvre créée par Rudolf Steiner sur le terrain social, pédagogique, religieux, artistique, scientifique, apporte l'impulsion qui émane du fond le plus intime de l'être, en même temps qu'elle réalise l'unité totale de la vie.


                                                         ***

L'homme a disparu à nos regards. L'œuvre reste. La substance des pensées humaines, qui est une réalité à laquelle à notre insu nous participons tous, a été enrichie par cette œuvre. Les découvertes qu'elle apporte, les solutions qu'elle contient, sont un acquis collectif, même pour ceux qui ne savent pas encore ce qu'ils ont reçu.

Ils l'apprendront le jour où l'inquiétude de leur pensée, le pressentiment né de cette inquiétude, les lancera à leur tour vers la recherche qui tôt ou tard aimante toute âme bien née. Si l'éclair de l'esprit relie soudain pour eux deux phénomènes sans rapport apparent, si leur propre destinée leur devient compréhensible à la place qu'elle occupe au sein d'un univers auquel ils se sentent participer, c'est qu'un précurseur, au début de ce siècle, aura pour eux défriché la terre vierge, éprouvé le sol, ouvert « le chemin qui s'avance vers l'esprit ».

Les pages qui suivent décrivent ce chemin.

Simone Rihouet-Coroze,  Paris, 1945.

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